Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Souk de Moustafette
Le Souk de Moustafette
Derniers commentaires
Archives
france
25 février 2018

Une coquetterie littéraire

cvt_Grains-de-beautes-et-autres-minuties-dun-collecti_5139Afin de réaliser des portraits de famille, la Marquise Adélaïde des Ailleurs fait mander au château de Chamarande monsieur Zérène, célèbre miniaturiste de l'Académie de Saint-Luc. Nous sommes en Avril 1764, Madame de Pompadour vient de s'éteindre à Versailles et la Marquise, veuve depuis un an, porte toujours un deuil qui ne semble pas l'accabler plus que nécessaire. Elle n'est pas insensible au charme du peintre, et affiche ses humeurs par le biais de mouches qui ornent différents points de son visage. Car, le saviez-vous, les mouches ont un langage. Moi, je l'ignorais. Mais Zérène, en homme de son temps, connaît la signification de ces petits bouts de velours ou de taffetas que l'on colle ça et là afin de faire passer un message, la Galante, l'Effrontée, la Majestueuse, la Discrète etc... Les hommes aussi pouvaient s'en affubler car leur fonction première était de dissimuler les traces de variole.

Zérène tombe sous le charme de la Marquise. Il caresse ses feuillets du bout de ses pinceaux et de ses craies, comme un amant caresserait du bout des doigts les courbes de sa belle. Des ondes de sensualité s'échappent, flottent entre ces deux êtres, si fortes qu'elles deviennent insupportables. Convenances obligent, la Marquise des Ailleurs honore son patronyme et envoie le peintre à l'autre bout du monde, vers ce pays de Siam qui la fascine tant, le mettant au défi de rapporter des grains de beautés de ces contrées lointaines. A son retour, elle s'offrira à lui.

"Nous voguons en plein midi turquoise. Soleil fiché sur le grand mât comme un gros kaki mûr."

Car bien sûr, Zérène relève le défi et s'embarque alors pour une folle traversée en mer de Chine sur la jonque de l'étrange capitaine Tuan. Périple des plus sensuels et merveilleux entre les îles Somnolentes, "Trois îles patientes attendent les hommes, en désir de s'éprendre, en désir de s'éperdre." , et d'autres aux noms évocateurs, l'Empourprée, la Ténébreuse, la Miroitante. Toutes recellent des trésors d'onirisme, sur lesquels veillent des personnages fantasques et des créatures fabuleuses qui promettent des rencontres magiques.

"Nuit du 11 février. Ciel de draps froissés. Mouillés. Insomnie. Toujours ce maudit mal de mer. Toujours cette nuance de céladon sur mon visage, digne des plus vieilles patines des porcelaines de Chine, craquelé de thé, de sel et de sueurs."

Zénère s'en reviendra-t-il au port de Canton avec, dans sa petite boîte à mouches en galuchat, les grains de beautés et de folie convoités par Adélaïde ? Voulez-vous découvrir l'Eau de Pâmoison, la Maison des Volutes de Thé ? Lisez ce bijou de poésie et de sensualité, à l'écriture brève comme des petits coups de pinceau, aux mots chamarrés et aux évocations truculentes. Plongez dans cet imaginaire capiteux qui laisse, quand on referme ce petit livre, comme un baume bienfaisant dans l'esprit.

"Allée nappée. Je m'engage. Cerisiers gourds de fleurs. Lourds de pollen. Sourds de silence. Je marche à pas d'échassier, levant haut les pieds, gêné de froisser ce sol enneigé de pétales."

 YUEYIN avait succombé à sa sortie en 2007. Ce livre a toutes les qualités requises pour devenir voyageur, si cela vous tente faites-le savoir.

Grains  de  beautés  et autres minuties d'un collectionneur de mouches     Frédéric  Clément        Editions Actes Sud

 

mouches

 

Publicité
Publicité
9 février 2018

Mémoires

41nn3vctfbLJ'ai toujours aimé Anne-Marie Garat, la femme et sa faconde du Sud-Ouest, l'universitaire spécialiste de la photographie et du cinéma, l'auteure de fictions, amoureuse du XXe siècle et de ses grands chamboulements. Ce roman s'inscrit dans la même veine que sa célèbre trilogie  ("Dans la main du diable"), à savoir la traversée du XXe siècle mais cette fois condensée en un seul livre.

A l'orée des années quatre-vingt, Lottie, fantasque dame nonagénaire au caractère bien trempé et vivant seule au Mauduit, un petit coin reculé de Franche-Comté, héberge dans sa curieuse et vieille demeure une universitaire venue préparer le terrain pour ses étudiants devant mener une enquête sur les mutations du monde rural. La narratrice se souvient être elle-même déjà passée dans ce village avec ses parents alors qu'elle était une enfant dans les années 50. Le choix de Mauduit n'est donc peut-être pas innocent. S'amadouant l'une et l'autre, le vin de noix partagé le soir au coin du feu délie les langues. Et Lottie de raconter l'histoire de la maison des Ardenne bâtie au bord de la Flane, où elle est arrivée en 1904 à l'âge de 12 ans et qu'elle n'a plus jamais quittée.

"Je vous rapporte tout cela car il faut parfois remonter le temps à sa source pour comprendre un peu le présent des choses."

Achetée à une mère maltraitante afin de s'occuper d'Anaïs, un bébé qu'elle est la seule à pouvoir calmer, Lottie trouve rapidement sa place chez les Ardenne. N'ayant pas les yeux dans sa poche mais sachant se faire discrète, la fillette observe, fouine, déduit, et au fil du temps met à jour les non-dits et les secrets de la famille. D'où vient Anaïs qui n'est visiblement pas la fille de Vitalie, la maîtresse des lieux ? Qu'est-ce qui a poussé le fils François à disparaître si soudainement ? Pourquoi Fernand Ardenne, l'époux de Vitalie, séjourne-t-il en permanence à la maison de santé de Bouvier-les-Eaux ? D'où vient cette rigidité qui corsète Vitalie ainsi que cette étrange complicité qui l'unit à ses tantes ? Habitée de tous ses fantômes, Lottie raconte-t-elle la réalité ou la fiction ? Et elle-même, qu'a-t-elle à dissimuler de sa vérité et de son rôle dans cette histoire ?

"Parce qu'elle est une liseuse sauvage, une arpenteuse de pages et une randonneuse de rêves elle sait la puissance souveraine des fictions, plus féconde que la réalité pour opérer la vie des hommes."

Les ricochets de la mémoire vont nous faire traverser ce siècle qui a vu l'avènement de la photographie, du chemin de fer, de l'électricité, de l'automobile. Leurs ondes concentriques s'étendront de la France, pansant les stigmates laissés par le temps des Colonies et deux guerres mondiales, jusqu'aux confins du Canada des chercheurs d'or à nos jours, pour s'évanouir sur les rivages de Nouvelle-Zélande . Car la narratrice, en écho aux récits de Lottie, est propulsée dans ses propres lacunes familiales et se doit elle aussi de remonter à la source afin de pouvoir continuer sa route. Ne doutons pas qu'au départ du Mauduit moult chemins se ramifieront et s'étoileront dans des directions inattendues pour ces deux voyageuses, l'une immobile mais qui n'a peut-être pas dit son dernier mot, et l'autre marchant d'un bon pied vers son avenir.

"J'ai fermé la maison à clé, et je suis partie, l'aube pointait à peine. A l'heure où blanchit la campagne, il y a encore des étoiles clouées dans la brume, les couleurs délayées dans leur bain sont si pâles qu'on dirait les limbes du monde, l'on marche dans ce rêve comme le premier à y pénétrer."

Anne-Marie Garat, une fois de plus, tisse avec brio une fresque où la mémoire et ses réseaux occupent le devant de la scène. L'attachement qu'elle a pour ses personnages n'a d'égal que leur propre profondeur, avec tendresse et rudesse mêlées, elle les triture, les astique, les fait reluire, les bichonne sans jamais qu'on se lasse, pour enfin les poser comme des trophées sur le socle de l'Histoire et laisser le lecteur s'en emparer et se perdre avec eux dans les remous du temps. Le style est toujours aussi lyrique et parfois alambiqué. Il faut juste se laisser porter par la musique, accepter cette transe littéraire qui, de sa plume, caresse nos neurones et fait éclore des images enchanteresses.

"L'aire de gravier phosphorait sourdement, mourant en estompe sous les arbres, décalant les plans en profondeur vers l'arche ténébreuse des grands ormes, des déchirées de brume laiteuse nappant le sol de leur voile isolaient des motifs arborescents comme autant d'îles flottantes (...) dans le grand silence de la nuit, un chantonnement montait du jardin en basse continue, ébauchant la partition musicale d'une histoire, celle de ce théâtre d'ombres et des gens qui y avaient vécu."

La dernière phrase du livre pourrait laisser entrevoir une suite, mais peut-être n'est-ce qu'une figure de style... l'avenir nous le dira ! Moi, j'en redemande à haute voix car j'ai grand peine à quitter Lottie et ses fantômes. Et puisque ces derniers ont vocation à revenir hanter les vivants, permettez-moi madame Garat de vous suggérer d'extirper du placard celui d'Anaïs et de Jacques, car de l'Alaska et de la Sibérie à la Nouvelle-Zélande, franchement, il n'y a qu'un pas ! J'espère que vous me pardonnerez cette intrusion dans votre imaginaire mais, comme vous le dites bien mieux que moi, c'est peine que de refermer ce livre.

"Mais, maintenant qu'elle n'était plus là pour me guider de sa voix, je me sentais dériver, envahie de la même nostalgie qu'on a en finissant de lire un livre, quand au nombre limité de pages s'annonce qu'il nous faudra bientôt le fermer, être quitté par le monde qu'il charrie, duquel nous sommes encore captifs mais déjà prévenus qu'il faudra bientôt renoncer aux êtres et au lieux, à leur existence fictive, c'est un deuil de ce que nous fûmes en imaginaire."

 

La Source     Anne-Marie  Garat     Editions  Babel   Actes Sud   

 

earthday11-hp-r

 

2 février 2018

Pour nous ouvrir les yeux

les-Yeux-Grands-OuvertsCe livre est le récit de plusieurs mois de clandestinité vécus par une jeune journaliste féministe kurde dans son propre pays la Turquie. Zehra Doğan, condamnée à 2 ans et 10 mois de prison, pour un dessin puis pour avoir publié la lettre et la photo d'une fillette kurde de 10 ans. Elle est incarcérée une première fois pendant 141 jours au cours desquels elle mobilise ses codétenues pour la fabrication toute artisanale d'un journal illustré des oeuvres de Zehra. Car cette jeune femme de 28 ans, outre ses études de journalisme, est une artiste talentueuse et reconnue.  

Remise en liberté provisoire dans l'attente de son procès, elle ne se rend pas à la confirmation du verdict de sa condamnation et se cache de Mars à Juin 2017. Elle est arrêtée le 12 Juin alors qu'elle tente de visiter sa famille. Elle est depuis détenue à la prison de haute sécurité de Diyarbakir, ville dont elle est originaire, au sud-est de la Turquie, à une encablure des frontières irakienne et syrienne. Cette fois, aucune autorisation de dessiner ou de peindre ne lui est donnée.

Pendant les mois de clandestinité, elle peint et témoigne de la guerre que mène l'état au Kurdistan turc. Elle vit plusieurs mois dans la ville de Nusaybin alors sous couvre-feu permanent et assiste, impuissante, à  la violence, aux massacres de familles et d'enfants, à la destruction des maisons par les chars turcs, sans qu'aucun écho n'arrive à nos oreilles occidentales, ou alors sous forme de vagues communiqués de lutte antiterroriste.

Le magazine KEDISTAN et son association mènent une campagne d'information formidable ainsi que de soutien aux journalistes emprisonnés. On peut, par exemple, adresser des livres aux bibliothèques des prisons, des cartes postales aux détenus (modèles écrits en turc sur le site).  Grâce à la complicité d'une éditrice, les oeuvres de Zehra Doğan ont pu sortir de Turquie et circuler en Europe. La seconde partie du livre les présente. Elles se sont arrêtées en Janvier en Finistère, au Dourduff en mer, où j'ai pu aller visiter l'exposition. J'allais dire admirer, tant le talent de Zehra est grand et percutant, mais ce verbe renvoie à la beauté et il est indécent de penser que la guerre puisse en générer. Par contre, la guerre génère du courage et Zehra Doğan n'en manque pas.

 

 

Ce fut une exposition à la fois sombre (compte tenu du contexte dans lequel ces oeuvres furent réalisées) et poignante, mais malgré tout très drôle grâce à un accueil chaleureux et une rocambolesque vente aux enchères finale...

En voici d'autres plus lumineuses :

  PSX_20180128_180252

Toujours un hommage aux femmes kurdes

PSX_20180128_180309

Dorşîn, prison de Mardin, 2016

Zehra-Dogan-8

 

" C'est un peu de moi qui circule en liberté "

 PSX_20180128_182209

(crédit photos  Free Zehra Doğan   Voice ProjectKedistan et Refik Tekin)  

 

Rappelons que les Kurdes, près de 40 millions de personnes, attendent toujours un état qui leur a été promis en 1920. Le Kurdistan syrien est en ce moment même, et depuis le 20 Janvvier, sous le feu de l'armée turque bien décidée à anéantir une expérience unique au ROJAVA, lire cet article passionnant. Et manifestation de protestation et de soutien le samedi 3 Février à Morlaix à 12h et réunion d'information avec projection le même jour à 17h à Plourin les Morlaix.

 

Les yeux grands ouverts  Journal d'une condamnation / Chronique d'une exposition   Editions  Fage

 

images

30 janvier 2018

Un portefeuille bien garni !

51beeHah8RLQuelle bonne surprise de pouvoir à nouveau pousser la porte de l'atelier de reliure de Mathilde Berger ! Je ne savais pas qu'il y avait une suite à La relieuse du gué et j'ai replongé avec plaisir dans cette nouvelle aventure. Nous retrouvons Mathilde, toujours à Montlaudun, en Dordogne, entourée de ses sympathiques amis commerçants. Un jour, une femme étrange et hautaine, elle-même relieuse, la sollicite pour une collaboration. Astride Malinger est entrée en possession d'une pépite littéraire dénichée dans une brocante pour une bouchée de pain; elle propose à Mathilde de nettoyer le papier, tandis qu'elle-même se chargera de la reliure. Le personnage étant peu sympathique, Mathilde hésite. 

"- N'exagérons rien, soixante kilomètres entre deux relieurs, c'est la distance minimum requise. D'ailleurs mettons les choses au point tout de suite. Vous êtes "relieuse", c'est ainsi que vous vous présentez n'est-ce pas ? Moi je suis relieur-doreur. C'est mon titre. Une relieuse, mademoiselle, c'est une machine, comme une lieuse sert au fourrage."

Mais les réticences de la relieuse cèdent lorsqu'elle se retrouve face à un Premier Folio de Shakespeare. Elle s'installe pour une semaine chez Astride afin d'effectuer son travail. Commence alors une curieuse cohabitation, mêlée d'attirance et de répulsion pour cette belle femme au comportement lunatique voire paranoïaque, vivant seule avec ses chiens à l'écart des autres, entièrement centrée sur son métier, obnubilée par sa dernière acquisition et la valeur qu'elle représente.

Un désaccord éclate entre les deux femmes alors qu'Astride doit rémunérer Mathilde pour le travail accompli. Mathilde repart sans un sou mais avec, en compensation, un portefeuille rouge acquis en même temps que les écrits de Shakespeare et dont se désintéresse complètement Astride. Le portefeuille n'est pas vide et va entraîner la relieuse dans une merveilleuse aventure. Qui a écrit les feuillets contenus à l'intérieur? Quels liens ont-ils avec le Premier Folio ? Aidée de personnages secondaires bienveillants, Mathilde se lance dans cette quête avec naïveté et détermination, loin de se douter où la mènera sa découverte, ni qu'Astride Malinger n'est pas prête à sortir de sa vie. 

" Comme j'avais fait connaissance avec Shakespeare, je prenais congé, page après page, contrôlais mon travail, libérant le Premier Folio des dernières traces de taches et poussières. Sur mon cerveau, je gravais son image, dans mes mains, son volume, sur le bout de mes doigts, sa matière."

J'ai tourné, moi aussi, les pages de ce roman, avec tant l'avidité qu'en deux soirs l'affaire était pliée ! Ce fut une lecture douillette et distrayante, et ça m'a fait un bien fou de me laisser emporter par la plume romanesque de l'auteure. J'adore ces histoires de vieux papiers. En dehors de toute valeur marchande, et quelque soit le propos, je suis toujours émue de découvrir d'anciens écrits. Cela vous est-il déjà arrivé ?

 

Le portefeuille rouge      Anne Delaflotte Mehdevi     Editions Babel  Actes Sud  

 

2018-01-29-20-07-21-

4 janvier 2018

Caryl en Sibérie

norilsk4Caryl Férey aime voyager, rigoler, picoler, c'est bien connu.

Et même si ces trois activités sont plus agréables à pratiquer dans l'hémisphère sud où ses pas le mènent le plus souvent, il n'est pas sectaire. Quand on lui propose d'aller faire un petit tour au nord de la Sibérie, il n'hésite pas longtemps. L'exotisme polaire a aussi ses charmes, particulièrement la ville de Norilsk où il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir séjourner, autorisation du FSB oblige... D'ailleurs on se demande comment l'énergumène qui accompagne l'auteur, le bien nommé La Bête (qui lui a inspiré le personnage de Mc Cash dans " Plutôt crever" et " La jambe gauche de Joe Strummer"), une espèce de cyclope brut de décoffrage porté sur la bouteille et le pétard, a pu passer à  travers les mailles du filet des services secrets...

"Il faisait près de -20°C avec le soir, et le vent sur les hauteurs de la ville semblait d'accord pour nous casser la gueule."

Ben oui, on n'allait pas l'envoyer là-bas en plein été... On est en Avril, mais le printemps n'est pas encore au programme. Mais qu'importe, dans ce trou du cul du monde, un des plus pollués sur terre, là où se concentrent des richesses géologiques qui font le bonheur des oligarques et le malheur de la planète, il fait chaud dans les bars et dans les coeurs quand bière et vodka coulent à flots et que copinent français, mineurs, ingénieurs et descendants des Zeks qui ont construit ce petit paradis du temps du Goulag.

"J'entends des voix chagrines se lamenter devant ce triste constat : Ah ! Envoyer un écrivain  avec son débile de copain dans une ville interdite de Sibérie pour qu'il nous raconte ses soûlographies, bravo ! "

Certes, l'éditeur avait sans doute de l'argent à placer quelque part, et pourquoi pas là-bas, hein ? Certes, l'auteur n'avait pas besoin d'aller à Norilsk pour nous livrer les informations désastreuses, mais au demeurant passionnantes, qui sont issues de ses recherches sur internet, certes il nous manque des photos qu'était censé prendre La Bête, certes, certes...  Mais qu'est-ce qu'ils se sont amusés !  Et nous on n'aurait jamais su que tous ces gens merveilleux existent, fiers qu'ils sont de farfouiller dans les entrailles de la terre mais, surtout, fiers de ne pas être que ça.

" Regarde ! plaidait-il. On travaille tous à  la mine mais je suis photographe, Dasha est graphiste. Tu as bien vu : on est poètes, musiciens, dessinateurs, peintres, comédiens, ingénieurs du son, violonistes ! Il n'y a pas de marché ici pour qu'on en vive, Norilsk est trop loin de tout, l'art est un hobby, on n'a pas le choix, mais on le vit à fond, en le partageant avec les autres. C'est aussi et surtout ça, Norilsk... Je t'en prie, dis-le dans ton livre : dis-leur que notre ville mérite mieux que ça. "

Le message est passé.

Caryl Férey adore voyager, picoler, rigoler. Mais avant tout, il aime rencontrer les gens. Un livre drôlement émouvant qui se lit très vite, trop vite. C'est comme recevoir un  vieux copain à son retour de voyage et l'écouter raconter ses frasques autour d'une bonne bouteille.  Ne vous en privez pas, vous passerez une bonne soirée !

Un reportage en images  ICI

Le site de la photographe Elena Chernyshova   pour le plaisir des yeux.

J'ai extrait ces 4 photos de sa magnifique exposition qui est passée par Brest en 2015. La couverture du livre en est issue, ce qui n'est mentionné nulle part grrrr...

Days of Night/Nights of day  Ici

 

norilsk5

Anna Vasilievna Bigus, déportée à 19 ans, 10 ans de goulag, n'est jamais repartie

norilsk17

La plus grande avenue de Norilsk, 2,5 km, construite par les Zeks

norilsk32

Un jardin à l'intérieur, forcément 

c8794563-2e84-4a10-8573-7eb511329c96

 Atmosphère atmosphère...

 

Norilsk      Caryl  Férey      Editions Paulsen

 

Publicité
Publicité
19 mai 2012

Mourir ou devenir fou

9782070130764Quand on a en face de soi la violence, la fureur et la haine; quand on les a si bien instillées en vous à votre corps défendant au point que les mots n'ont plus de sens et que seul l'isolement devient synonyme de survie; quand bourreaux et victimes ne forment plus qu'un magma infâme qui ne s'éteindra même pas avec les derniers survivants puique les brûlures imprégneront longtemps encore les mémoires; que reste-t-il comme solution, "mourir ou devenir fou ?"

"Le temps s'effaçait, une vie de crayon de papier."

Jana Wenchwn, indienne mapuche, a fui la terre des ses ancêtres massacrés par les blancs pour venir s'échouer à Buenos Aires en pleine crise économique des années 2000. Patiemment, elle a refait surface et s'est installée dans une friche où elle sublime blessures et fantômes à coup de ferraille sur ses sculptures qui envahissent son terrain.

Quant à Rubén Calderón, fils d'un poète résistant disparu en détention et rescapé lui-même des geôles de la dictature en pleine euphorie falcificatrice de la coupe du monde de foot de 1978, il est devenu détective privé spécialisé es disparus auprès des Mères de la place de Mai, mouvement dans lequel milite activement sa mère.

Deux événements vont réunir ces deux êtres refermés sur leurs traumas. On retrouve dans le port de La Boca le corps mutilé d'un travesti ami de Jana, pendant que la fille d'un ponte de la capitale disparaît à son tour. Faisant appel à Rubén, Jana et lui se retrouvent en partance pour une descente aux enfers afin de dénouer les fils qui relient ces deux faits, entre relents de dictature qui empoisonnent toujours l'atmosphère avec ses souvenirs de corps barbouillés de sang plein les yeux et les cris des torturés dans les oreilles.

"Les enlèvements, la mise en détention illégale et la torture systématique étaient une structure parallèle de coercition bureaucratique et hiérarchique efficace, apte à semer une terreur sans précédent dans la population ; le but était aussi de faire souffrir l'imagination des vivants."

C'est donc une lecture éprouvante qui ne mâche pas ses mots, un roman bien documenté, quelques raccourcis faciles et des coincidences heureuses et bienvenues nous rappellent que nous sommes quand même dans la fiction malgré le théâtre historique et cruel du récit, et j'avoue avoir poussé un ouf de soulagement arrivée à la dernière page. Ayant déjà suivi l'auteur chez les Maoris et les Zoulous, je savais à quoi m'attendre, Caryl Férey n'est pas du genre édulcoré, les âmes sensibles devront sauter quelques lignes de temps en temps et ne comptez pas sur un air de tango pour détendre l'ambiance...

Par contre, à celles et ceux qui souhaitent découvrir une autre facette de l'auteur -  et il écrit aussi pour la jeunesse - je conseillerais ses premiers polars, plus classiques et bourrés d'humour, notamment La jambe gauche de Joe Stummer et Plutôt crever - avec en prime pour le dernier une chouette balade en Finistère -  ils sont tous en poche.

Mapuche     Caryl Férey     Editions Gallimard série noire 


nunca_mas_Argentine_24_mars
 

10 mai 2012

Entre deux mondes

9782266219945En 1946, Staline amnistie et invite les Russes blancs, monarchistes ayant fui le bolchévisme, à rejoindre l'Union soviétique.
La famille Sandansky vit en France depuis les années vingt, notamment Vladimir et sa femme Alice. Installés sur la côte d'Azur en 1938, ils vivent à Vence avec leurs sept enfants tous nés en France. Marina est l'aînée, elle mène une existence sans histoire, son adolescence a été marquée par la guerre,  mais elle s'apprête à passer son bac et à poursuivre de brillantes études, quand son père cède aux sirènes de la propagande stalinienne, pensant rejoindre enfin la Crimée natale et s'installer dans la ville d'Odessa. Comme toutes les adolescentes, Marina est amoureuse et n'est guère enchantée par l'engouement paternel, mineure elle se plie cependant  à son autorité, abandonne Marc et monte dans un train de la gare de Nice le 10 Octobre 1947, persuadée qu'elle reviendra bientôt reprendre ses études et retrouver Marc qui lui a promis de l'attendre. Si le voyage commence bien, il tourne rapidement au cauchemar et leur apprend vite à perdre leurs rêflexes bourgeois. Et quant à l'arrivée et à l'installation au paradis du socialisme, n'en parlons même pas !

"La Russie n'existe plus, monsieur. vous emmenez vos enfants en URSS. Ce n'est pas le même pays."

Je vous passe le détail des multiples réjouissances que vont rencontrer la famille Sandansky. Pendant que la mère s'enfonce dans la dépression et que le père trime pour quelques kopecks, Marina s'occupe de ses nombreux  frères et soeurs, bravant le froid, la faim et les humiliations, elle prend vite conscience qu'elle n'est plus française et qu'un rideau de fer la sépare dorénavant de Marc. Elle deviendra une citoyenne soviétique contrainte et forcée sans jamais oublier d'où elle vient, ni celui qu'elle aimait.

Si le sujet prête au romanesque, j'avoue que j'ai trouvé le ton de ce récit un peu trop mélodramatique puisque principalement centré sur la narration de l'adolescente. Il n'en reste pas moins que cette page d'histoire est véridique et que le devenir de ces Retournants est tragique. Une grande majorité d'entre eux n'a pas supporté le retour et a succombé au triste sort que leur a réservé l'URSS en ruines de l'après-guerre, seule une petite minorité a réussi à s'adapter. Ce livre a le mérite de leur rendre hommage.

Je dédis ce billet à la mémoire d'une vieille aristocrate russe, cliente du magasin de mes parents dans les années 60, qui vivait dans une chambre de bonne dans notre rue. C'est elle qui m'a fait découvrir l'église orthodoxe de la rue Daru et m'a bercée des mots de Boris Pasternak, prix Nobel l'année de ma naissance et décédé le jour de mon anniversaire. Elle devait y voir un signe car elle m'aimait beaucoup et m'a fait cadeau d'une petite icône en bois que j'ai encore. J'ai toujours au fond de moi l'écho de son accent slave et de ses rrrrrrrrr.... Ma fascination pour ce pays viendrait-elle de là, ça se pourrait bien !  

Pain amer     Marie-Odile Ascher     Editions Pocket 

cccp_ussr_094

(Du Kremlin Staline veille sur chacun. 1940) 

 

8 mai 2012

Electron libre

9782841865932Pour fêter, littérairement parlant, la fin de sarkoland  rien de mieux que ce roman qui  m'a  accompagnée cette dernière semaine comme un doux présage.

Un homme se réveille un beau jour dans une maison isolée, sans mémoire, sans identité, sans papiers. Un seul élément de l'environnement résonne un peu en lui, un livre découvert dans l'abri de jardin à proximité d'un antique Chesterfield et d'une vieille Remington. Qui dit livre dit librairie... Quittant sa retraite et marchant au hasard, il découvre un pays qui ressemble plus à un cauchemar qu'à un paradis et où l'absurde le dispute à la bêtise.

"Rien à manger ni à boire à part dans les classes Excellium et Premium, ou si vous étiez en classe Medium mais aviez une carte de fidélité, ou en classe Medium et Basic avec une carte Masterflash, sauf si vous n'aviez pas payé vos billets sur le Réseau, mais à plein tarif, ou tarif orange, pas tarif vert ni jaune, sauf en Excellium. Si vous ou l'un des membres de votre famille travaillait dans les chemins de fer, les sandwiches étaient offerts."

Les librairies étant le berceau de tous les possibles, commence alors l'errance de cet électron libre, une errance des plus déconcertantes... De Centrale Park où, envoyé par Emplois Solutions, il trime  avec la plus basse frange de la société, en passant par le plateau d'un jeu télévisé pour finir à Nantown en pleine révolte, une zone franche regroupant tous les centres d'assistance téléphonique, notre bonhomme n'en finit pas d'échapper à la mort et de s'évader grâce à de mystérieuses interventions musclées d'un ange-gardien surentraîné. Au gré de ses multiples identités de hasard et de la sagesse qui se dégage de son personnage, il ne tarde pas à devenir populaire. Au point qu'un ponte du CAC 80 lui lègue toutes les parts de sa multinationale, Trust Me, avant de se suicider. Et la Révolution est en marche...

"Chez Trust Me, on le surnommait Pourquoi, question dont il inondait en permanence ses collaborateurs. Il ne voulait rien qu'on fît sans se demander pourquoi, sans relâche, jusqu'à atteindre l'irréfragable*.

* Par exemple : sortons un nouveau produit / pourquoi / pour concurrencer Love U sur ce secteur / pourquoi / pour rester n°1 / pourquoi / pour faire des bénéfices / pourquoi / pour garder la confiances des marchés / pourquoi / pour ne pas que l'action baisse / pourquoi / parce que les actionnaires ne seront pas contents/ et alors ? "

Ce Candide saura-t-il découvrir enfin qui il est ? Parviendra-t-il à remettre un peu de bon sens dans le monde sans queue ni tête qu'est devenu la société ?  

A vous de le découvrir en plongeant dans l'univers impitoyable du profit, du vedettariat et de la communication. Satire sociale vitriolée, endiablée, l'auteur s'en donne à coeur joie dans une peinture décapante de notre futur voire, déjà, de notre présent. Vous aurez juste le temps de reprendre votre souffle lors de pauses dictionnaire indispensables afin de découvrir un tas de mots oubliés ou inusités et qui refleurissent ici pour notre plus grand plaisir. Voilà un roman d'une drôlerie et d'une inventivité rafraîchissantes qui fusent comme autant de SOS vers ces temps de renouveau (?)...

Entre la fable futuriste du Julien des fauves de Michel Lancelot et la burlesque Machine à jouir de Michel Steiner, gouleyant !

L'avis d' Aifelle.
Merci  à Keisha chez qui j'ai répéré le bouquin.   

Autogenèse     Erwan Larher     Editions Michalon

ypers30 

14 avril 2012

En passant par la Lorraine

9782702142974En 1937, les parents de Rosy, dix ans, divorcent. Quittant l'Allemagne, Mutti décide de s'installer en France et débarque avec sa fille dans un petit village de Moselle où vit ce qui reste de la famille paternelle. La grand-mère voit d'un mauvaise oeil  l'arrivée de cette belle-fille, fervente admiratrice du Führer. Elle n'a toujours pas digéré la perte de sa nationalité française lors de l'annexion de 1871 et, même si depuis l'Alsace-Lorraine est revenue dans le giron français, méfiance et rancune restent tenaces. L'oncle Andy qui vit aussi chez la grand-mère est mieux disposé à l'égard de Rosy et de Mutti et devient vite un substitut paternel pour la fillette, jusqu'à son départ pour la guerre en 1939 sous l'uniforme français. Au 32 Rue du Soleil, la cohabitation se complique pendant que la population fuit devant l'arrivée des troupes allemandes, puis les conditions de vie s'améliorent pour la mère et la fille jusqu'à ce jour de Novembre 1944 où les Alliés commencent à bombarder massivement la région.

"Ma mère et moi nous sommes installées à la cave le 26 Août 1944. Quand il s'est raconté que Paris était libéré et que les Américains allaient écraser Hitler, ma grand-mère - surnommée Oma Chouchou sans qu'on sache pourquoi - a décrété qu'il n'était plus de bon ton d'héberger des boches, même si elles faisaient partie de la famille. Tout juste accepterait-elle de les cacher à la cave, à condition qu'elles ne sortent que la nuit"

 Réfugiée dans la cave qui leur sert d'abri, Rosy tente de survivre avec pour seule compagnie sa petite poule Cosette, et les tic-tac, ces toutes fines araignées qu'elle redoute par dessus tout. Dans l'attente, Rosy se remémore son histoire et fait même quelques découvertes familiales.

Voilà un livre qui est venu compléter mes maigres connaissances scolaires concernant pourtant cette région frontalière si emblématique de notre pays. Il donne succintement aux lecteurs une double vision de l'intérieur de la problématique dans laquelle ont été prises les populations dans ce jeu de ping-pong  guerrier qui a pris fin en 1945. La voix qui guide le lecteur est celle de Rosy, aussi est-ce abordé de façon simple et naïve, comme seuls les enfants sont capables d'analyser la complexicité du monde adulte et ses subtilités idéologiques. Et pour être complexe, la situation de cette région l'est ! J'ai parfois eu du mal moi-même à m'y repérer un peu dans les allers-retours présent et passé proche qui se fondent dans l'esprit prisonnier de Rosy. Alors que le contexte l'est pour le moins, je m'attendais à un livre à la narration plus dramatique mais, et c'est ce qui sauve souvent les enfants pris dans les tourmentes, le ton est parfois léger et les émotions mises rapidement à distance dans l'urgence de ce qui pourrait encore advenir de pire. Cela m'a souvent donné l'impression de lire un conte plus qu'un roman.

"Les choses ne vont pas si mal, j'ai de quoi manger jusqu'au retour de Mutti. Je m'autorise un sourire, histoire de profiter de ce bonheur minuscule avant de le ranger dans mes autres jardins pour le revivre, quand le soleil de ma rue fera éclore les fleurs au lieu d'abîmer les morts et que les herbes folles combleront les cratères. Ca ne peut pas être la guerre tout le temps."

Ce petit bémol mis à part, c'est dans le genre un joli livre qui se lit très vite et dont la délicate couverture ne peut nous laisser insensibles ! 

L'avis de Clara

La demoiselle des tic-tac      Nathalie Hug     Editions Calman-Lévy

insecte_araignee009

12 avril 2012

Chez Angèle

oeufsnb0

Les oeufs ne sont pas en chocolat

sabotsdangèlenb0

Et ses sabots non plus !

18 mars 2012

Deux vies en une

9782070136629Narcisse Pelletier n'a que dix-huit ans lorsque, en compagnie de quelques matelots, il pose les pieds sur une plage en apparence déserte du nord-est de l'Australie. Ils ont débarqué d'une chaloupe avec pour mission de trouver de l'eau potable à rapporter à bord de la goélette Saint-Paul. Parti seul de son côté explorer les arrières du rivage, Narcisse revient bredouille.

"Quand il parvint au sommet de la petite falaise, il découvrit qu'il y était seul. La chaloupe n'était plus tirée sur la plage, ne nageait pas sur les eaux turquoises. La goélette n'était plus au mouillage à l'entrée de la baie, aucune voile n'apparaissait même à l'horizon. Il ferma les yeux, secoua la tête. Rien n'y fit. Ils étaient partis."

Ainsi débute cet excellent roman.
Dix-sept années plus tard, en 1861, Octave de Vallombrun, membre de la Société de Géographie, faisant escale à Sydney se voit sollicité par le gouverneur et convié à une réunion cosmopolite permettant de statuer sur la nationalité d'un blanc qu'un navire anglais à découvert sur une plage, nu, tatoué et s'exprimant dans un langage inconnu. Il apparaît bien vite que cet homme est Narcisse Pelletier. Mais de Vallombrun ne le découvrira que petit à petit car celui qu'on appelle désormais le sauvage blanc a non seulement oublié sa langue mais aussi sa culture d'origine. De Vallombrun est officiellement chargé de le ramener en France, il a devant lui de longs mois de voyage pour rééduquer ce drôle de sauvage.

"Le voyage de retour de Narcisse vers notre monde n'aura lieu qu'une fois et dans un seul sens. J'en serai le scribe."

Si l'on découvre d'abord les premiers pas de Narcisse au sein de la tribu aborigène qui l'a sauvé d'une mort certaine, on pourrait se croire embarquer pour un simple roman d'aventures anthropologiques. Mais très vite on abandonne provisoirement ce genre pour le registre épistolaire puisque de Vallombrun va entretenir une longue correspondance avec le président de la Société de Géographie auquel il livre ses observations, l'évolution de ses relations avec Narcisse, ses interrogations, ses doutes, et cela même bien après le retour en France. Les chapitres donnent voix alternativement au naufragé et au scientifique.  

C'est un roman bourré de charme et de talent.
Charme de l'aventure humaine qui va lier ces deux hommes : point trop d'angélisme, puisque d'un côté de Vallombrun compte bien sur cette expérience pour redorer son blason d'explorateur et asseoir ainsi son autorité au sein de la Société de Géographie, et que de l'autre Narcisse garde une part de son mystère. Il y a cependant beaucoup d'humanité dans cette relation qui réunit des mondes opposés, un noble et un matelot, un civilisé et un sauvage ayant pourtant appartenu au monde du premier.

"Ce qui a commencé sur une plage déserte d'Australie oblige à penser autrement l'Homme."

Talent du style et de l'écriture qui eux aussi alternent avec aisance selon les chapitres. L'élégance des lettres de de Vallombrun et de ses questionnements sont un réel plaisir littéraire, et le cheminement intérieur de Narcisse, plus naïf et touchant, trouvent un équilibre parfait pour aborder le thème de la différence et du lien aux autres. Au-delà de la réflexion sur la notion de civilité ou, comme disent certains, de civilisation, se profile le thème de la double appartenance avec les conflits qu'elle génère qui peuvent aller jusqu'à la folie. Au final, le tout nous ramène inéluctablement à notre époque...

"S'il répondait à mes questions, il se mettait dans le danger le plus extrême. Mourir, non pas de mort clinique, mais mourir à lui-même et à tous les autres. Mourir de ne pas pouvoir être en même temps blanc et sauvage."

Premiers pas dans la fiction pour un auteur qui un temps porta un titre un peu ronflant et qu'on dirait venu d'un autre siècle, puisqu'il fut de 2000 à 2005 "Administrateur supérieur des Terres australes et antartiques françaises", si, si, ça existe encore... Cela étant, ce livre est une belle réussite dont on a peu entendu parler, un de plus !

Quelques mots sur le vrai Narcisse Pelletier dans un échange auteur-lecteurs ICI

Ce qu'il advint du sauvage blanc     François Garde     Editions Gallimard

HQ

"Entrevue avec les sauvages" 1836
(gravure dessinée par Danvin, gravée par Monnin)

14 mars 2012

Il y a un an

9782843045752Jour pour jour, tout comme Brice Casadamont, j'attendais le camoin des Déménageurs bretons qui allaient déverser les 40m3 de meubles  et de cartons dans ce qui allait être ma nouvelle demeure. Heureusement pour moi, la comparaison avec le protagoniste du dernier roman de Pascal Garnier s'arrête là !

Quittant Lyon pour le petit village de Saint-Joseph proche de Valence, Brice se retrouve complètement désemparé devant le vide de la grande maison qui l'accueille. Il attend le retour de sa femme Emma, une trentenaire reporter sans cesse en vadrouille aux quatre coins du monde. On comprend vite que, sous cette absence et cet hypothétique retour, il y a anguille sous roche.
Alors qu'il est incapable d'investir les lieux tant qu'Emma n'est pas là, Brice va finalement s'installer dans le garage où il vivra au milieu d'un fatras de cartons éventrés au fur et à mesure de ses besoins.

"Mais les choses, les choses !... Il en grouillait des centaines, des milliers autour de lui dans la pénombre du garage. Les cartons en vomissaient chaque jour de nouvelles. Chacune attendait de lui une fonction, un emploi et il ne savait que les éparpiller au hasard, leur imposant une sorte de partouze monstrueuse. A force, bien sûr, elles se reproduisaient, engendraient l'inconcevable. On imagine mal ce que peut donner l'accouplement d'une moulinette à légumes avec une paire de skis. C'est épouvantable. On se serait cru dans un tableau de Jérôme Bosch."

Illustrateur de livres pour enfants, Brice met entre parenthèses ses activités lucratives pour faire connaissance avec l'environnement et les quelques habitants de Saint-Joseph, et notamment avec Blanche, une femme assez fantasque qui ne tarde pas à prendre sous son aile le pauvre Brice un brin paumé.

"Comme son nom l'indiquait, Blanche était vêtue de cette couleur de la pointe de ses souliers jusqu'au curieux bonnet de dentelle au crochet qui faisait penser à un cache-théière. Tout en blanc, mais d'un blanc cassé, tirant sur le vieil ivoire. On aurait dit une mariée qui serait restée trop longtemps en vitrine."

Je ne peux hélas en dire beaucoup plus car avec Pascal Garnier on sait d'où on part mais la destination est toujours des plus inattendues... Ce qui est sûr c'est qu'avec une certaine légèreté, voire une désinvolture quasi inoffensive, le blanc vire imperceptiblement au gris pour sombrer subitement dans le noir.

"Il aurait volontiers passé ses vacances dans le coma."

Voilà, c'est du Pascal Garnier tout craché, une écriture imagée mêlée d'un humour délicat...  Merci à Zulma de le ressusciter du fond des limbes, son ton unique nous manque !

Cartons     Pascal Garnier     Editions Zulma 

Copie de mariage_196

 

11 mars 2012

Abandon

97822531617522100 et quelques, à Paris on enlève une fillette à sa mère pour la parquer dans un centre de réhabilitation pour enfants de la Zone, carencés, maltraités, délinquants (ou en passe de le devenir), ils ressortiront de là à leur majorité, formatés, calibrés, aptes à devenir de parfaits sujets disciplinés ne perturbant pas la société ultrasécurisée qui sert de cadre à ce roman.

Au tout début, la petite Lila donne du fil à retordre à ses "bienfaiteurs" et je me réjouissais de son sale caractère qui n'était pas sans me rappeler celui d'une certaine Lisbeth Salander. Hélas, la comparaison s'arrêtera là. Lila a la chance de rencontrer un thérapeute trop bien disposé à son égard et trop peu à celui de l'autorité, mais elle rentre cependant rapidement dans les rangs, se plie docilement au successeur de son premier thérapeute disparu, lequel successeur est d'ailleurs aussi bienveillant à ceci près qu'il entretient en plus de bonnes relations avec les autorités, bref à sa majorité Lila réussira à obtenir à peu près ce qu'elle veut, à savoir un travail de copiste-numériste dans la bibliothèque où l'on s'évertue à supprimer toute trace d'ouvrages imprimés sur papier en prenant soin de remanier les textes afin qu'ils soient politiquement corrects. Là, grâce à un employé dont elle se fait rapidement un allié, elle réussira à retrouver dans des archives des éléments concernant son enfance et sa mère. Je parierais que le directeur de la bibliothèque ne tardera pas à tomber amoureux d'elle, et réciproquement, mais je ne le saurai jamais. Car quand ce directeur, à la page 212, reste planté à regarder la miss avec à la main l'écharpe qu'elle a malencontreusement laissé tomber, j'ai refermé le livre et l'ai balancé par terre. J'avais déjà failli jeter l'éponge à l'épisode des boîtes pour chat et fait un effort pour arriver jusque là, curieuse quand même de découvrir l'univers interdit des livres, mais là c'était trop m'en demander...

Une succession de clichés orwelliens et de concepts futuristes caricaturaux, trop d'heureux hasards et de bonnes rencontres, une naïveté proche de la mièvrerie, des personnages sculptés dans du beurre, une facilité déconcertante à résoudre les difficultés et une superficialité qui gomme toute l'intensité dramatique qui aurait sied au sujet. Tout cela est d'une simplicité si convenue et d'un tel ennui que j'ai du mal à comprendre le concert de louanges dont s'est paré ce livre.  A mon grand regret, je suis bien incapable d'y ajouter les miennes.

La ballade de Lila K     Blandine Le Callet     Editions Le Livre de Poche 

fj71km6i

1 mars 2012

Déroutant....

97820701245341905, de graves troubles ébranlent tout l'Empire de Russie, la première Révolution russe est en marche. Juin de la même année, les marins du cuirassé Le Prince Potemkine de Tauride se mutinent, hissent le drapeau rouge, entrent dans le port d'Odessa et fraternisent avec les grêvistes et les étudiants. L'armée causaque réprime violemment les manifestations et massacre la foule. Paris 1926, on projette Le Cuirassé Potemkine, film muet d'Eisenstein, célèbre pour la fameuse scène du landeau qui dévale le gigantesque escalier de la ville d'Odessa..

Fiodor Zavalichine, Théo pour ses amis, vit en France depuis qu'il s'est engagé en 1916 dans le corps expéditionnaire russe pour combattre l'Allemagne. Resté à Paris après sa démobilisation, il travaille dans la société cinématographique Gaumont, puis devient photographe. Comme pour les nombreux Russes blancs en exil, la projection du film est l'occasion de revoir un peu de la terre natale. Or il s'avère que le régiment de Théo a participé à la violente répression d'Odessa avant de quitter rapidement la ville pour une autre destination et d'autres troubles à mâter. Le film fait subitement prendre conscience à Théo qu'il a tiré de loin sur la foule massée le long du célèbre escalier et qu'il a sans doute tué des gens. Cette révélation déclenche chez lui une telle panique qu'il se rend au commissariat le plus proche afin d'avouer son crime. On l'envoie gentiment balader mais, pris de soudaines convulsions, Théo se retrouve hospitalisé. Le même jour non loin de Deauville, on découvre les corps de sept femmes égorgées. Convalescent, Théo apprend cette nouvelle en lisant le journal, l'article fait mention de témoignages de gens de la région qui se souviennent d'une équipe de tournage, quelques femmes accompagnées de plusieurs hommes dont un portant une calotte métallique sous son chapeau. On sent que cette nouvelle interpelle Théo...

Jusque là cette histoire est prometteuse. Les toutes premières pages sont surprenantes et destabilisent étrangement le lecteur, on ne sait pas trop où on est ni où on va...

"Il n'y a pas moyen de s'en aller, pas moyen de rester non plus. Ce n'est pas un cul-de-sac, non, c'est un cerle vicieux, un labyrinthe dans lequel se cogne et se débat une conscience stupide qui tente de trouver une sortie là où il n'y a pas d'entrée..."

Voilà qui résume parfaitement le sujet. C'est après, pour moi, que ça se gâte. S'il ne fait aucun doute que le fil conducteur de ce roman est la culpabilité, j'ai été incapable d'en apprécier toute la finesse ainsi que toute la gravité. Il est indubitable que le héros et ses comparses auraient leur place chez Dostoïevski, auteur dont je suis, et ce n'est pas faute d'avoir essayé, hélas peu friande... Donc forcément, je suis passée à côté de ce livre.

Déception d'autant plus grande que j'avais été absolument bouleversée par le roman précédent de Iouri Bouïda -  Le train zéro* - qui a eu guère d'écho en France. Pourtant on est dans le même registre de la folie qui côtoie l'absurbe. Mais là où ce dernier titre m'avait prise aux tripes, je suis restée de glace devant les tentatives de rédemption du pauvre Théo. Le sujet est original, pour ne pas dire déroutant, on oscille entre l'atmosphère russe - belliqueuses chez les rouges, nostalgie chez les exilés - et la frivolité grisante du Paris des Années folles, le style est alerte et s'honore même de jolies formules, l'écriture agréable, bref  j'ai lu le livre sans réel déplaisir  mais, en dehors de sa célèbre référence historique, les mots ont glissé sans m'imprégner d'émotions. Dommage...

"Il existe sans doute une toute petite seconde pendant laquelle la honte, l'amour, la liberté, la vie et la mort se rejoignent en un seul et même point et se confondent quelque part, là-haut, en quelque chose de sombre et de joyeux, mais qui sait quand cela se produit, et ce que c'est que ce point... Qui sait ce qui attend le Minotaure derrière les portes du labyrinthe ? Il est libre de s'emparer de la liberté, mais après, la liberté prendra son dû, et il peut arriver n'importe quoi. Comme dit le poète : le premier pas est libre, mais nous sommes l'esclave du second."

(*Le train zéro ressort actuellement en poche chez Gallimard dans la collection L'imaginaire)

Deux avis chez Babelio  ICI

Potemkine ou le troisième coeur     Iouri Bouïda     Editions  Gallimard

 

800px-Bronenosets_Rodchenko 

22 février 2012

Le taiseux magnifique

9782878585094Placée en exergue de son roman, une citation de Steinbeck.
C'est le moins que pouvait faire Cécile Coulon qui a dû beaucoup lire les auteurs américains du milieu du XXe siècle. Si ce roman n'est pas Les raisins de la colère, il pourrait en porter le titre et si Thomas Hogan n'a pas la naïveté d'un Lennie Small dans Des souris et des hommes, la tragédie qui le submerge en a la même force.

Heaven aurait pu être le paradis pour la famille Hogan, un père travailleur mais taciturne , une mère aimante mais effacée, un fils sage mais un peu trop justement, une maison solide dans un cadre sauvage, magnifique, pas de conflits de voisinage, pas de chômage non plus, on ne roule pas sur l'or mais on mange à sa faim, alors pourquoi tout se dérègle pour Thomas, le fils, quand son père se blesse à la scierie où il travaille ?

"Il avait eu tout ce dont un enfant, tout ce dont un homme peut rêver pour commencer sa vie du bon pied. Il aurait aimé la finir de la même manière."

Le titre est prémonitoire, ce livre vous tiendra éveillés jusqu'à la 143ème et dernière page.
Une ouverture qui titille et harponne le lecteur, une construction rondement ménée, une ambiance qui alterne idyllisme et réalisme - là où il y a un paradis, il y a forcément un serpent -  un style concis et direct qui nous fait toucher du doigt chacun des personnages, suer dans l'atmosphère chaude et sèche du bourg, sentir les effluves mêlées de sciure et de bourbon, et une intensité qui monte lentement mais sûrement dans une parfaite maîtrise pour un dénouement qui pète comme un élastique sur lequel on a trop tiré. Le thème de la transmission filiale se passe ici de longs discours, il est abordé par de brefs mais subtils ricochets. Si on ajoute à ça un art affûté de la métaphore, je crois qu'on a tout dit.

" Dehors, Calvin et Paul entamaient leur première bouteille. Ils ronronnaient, aussi tranquilles que deux chats de gouttière assis sur le couvercle d'une poubelle municipale."

Il y avait longtemps que je n'avais pas musardé dans les éditions Viviane Hamy, des retrouvailles grandioses pour un roman à la perfection stupéfiante quand on sait que l'auteur a à peine vingt-deux ans... ça laisse rêveur pour la suite !

Un autre avis à Un autre endroit      

 Le roi n'a pas sommeil     Cécile Coulon     Editions  Viviane Hamy

008bis

20 février 2012

Requiem

9782330002282Du Turkménistan au Kazakhstan, il n'y a qu'un pas, enfin tout est relatif étant donné l'immensité de ces contrées...
Au sud-ouest du Kazakhstan s'étend la mer d'Aral qui forme en son milieu une frontière naturelle avec l'Ouzbékistan situé au sud. Je devrais écrire à l'imparfait vu ce qu'il en reste...

"On s'habitue aux fins du monde quand soi-même on considère la vie comme un purgatoire."

Alexeï et Zena sont deux jeunes Kazakhes nés en 1960 à Nadezhda, sur les bords de la mer d'Aral. Au fur et à mesure qu'ils grandissent, la mer, elle, diminue. Et plus elle se rétrécit comme peau de chagrin, plus leur amour s'accroît. A l'école, Zena est douée en mathémathiques, elle deviendra scientifique dans un laboratoire de recherche, Alexeï n'est doué en rien si ce n'est en musique, deviendra-t-il musicien malgré la surdité qui commence à le frapper à l'âge de dix ans ? Oui, et ce handicap ne l'empêchera pas non plus d'épouser Zena en 1982. Mais pendant que Zena, de par son travail, se tourne de plus en plus vers l'extérieur, Alexeï s'enferme sur lui-même, se recentre davantage sur son violoncelle et sur sa musique intérieure à la recherche de la huitième note. Il reçoit un jour une proposition de l'opéra d'Almaty. Le départ de Zena pour l'étranger et son propre projet d'opéra font prendre à sa vie un nouveau tournant.

"On s'est rhabillés dans la lumière de la nuit, sous les yeux des constellations enfilées comme des perles autour du cou du ciel voyeur. Sur la plage, j'observais nos corps gris qui ressemblaient à de la pierre ponce."

Zena et Alexeï ne font qu'un avec leur terre, terre qui n'a jamais si bien porté ce nom puisque l'eau découvre un peu plus chaque jour des étendues sableuses salines, stériles, empoisonnées. Même les recoins les plus pollués leur sont chers et c'est avec horreur qu'on découvre au fils des pages le sort réservé à cette population de pêcheurs qui paye un lourd tribut au nom de la grandeur de leur patrie qu'est encore l'URSS.  Zena mettra à profit son travail pour lutter contre la catastrophe, Alexeï aura plus de difficultés à résister à cet anéantissement.

J'ai beaucoup aimé toute la partie qui concerne la triste réalité de cette région et les relations que les deux personnages entretiennent avec cette immensité désolée qui s'ouvre devant eux. L'écriture de l'auteur, que je lis pour la première fois, compose avec finesse une bien jolie dentelle avec les sentiments et les éléments, et l'on ressent qu'intrinsèquement la terre façonne les hommes et les caractères. J'ai eu plus de difficultés à suivre l'évolution intérieure d'Alexeï, son enfermement, ses suspicions, ses revirements sont parfois assez incompréhensibles même s'ils sont inévitablement inhérents à son handicap. Par contre, ce roman nous offre de très belles réflexions sur la musique, sur le ressenti qu'en a ce musicien sourd et les ressources qu'il y puise. Il fallait oser cette approche et elle est plutôt réussie.

"Toutes les névroses, toutes les peurs, toutes les angoisses viennent de l'attente, de l'épuisement de ce travail de titan qui consiste à émettre des sons dans la béance des vides, à colorer les trous noirs de la mémoire, à inventer des dialogues, des causeries magnifiques, des chuchotements aimants, là où, à l'origine, il y a l'absence de tout."

Une très originale digression sur le vide d'un paysage qui renvoie au vide d'une vie.

Pour info, la mer d'Aral est bientôt scindée en trois. La petite mer d'Aral, au nord côté Kazakhstan est en train de renaître, le niveau est remonté, différentes espèces de poissons réintroduites, les petits ports revivent. Plus au sud, notamment en Ouzbékistan, la mer continue à s'assécher, le pays refusant de réduire la culture du coton qui est une des principales industries du pays. La seule heureuse surprise de cette catastrophe est venue des archéologues qui ont mis à jour sous les fonds découverts des vestiges de civilisations anciennes et florissantes, notamment au niveau des cultures (céréales diverses), ce qui tend à prouver qu'au cours des millénaires passés la mer d'Aral s'est retirée déjà à plusieurs reprises. Son assèchement actuel ne serait donc pas uniquement dû au détournement des fleuves qui l'alimentaient mais pourrait  avoir aussi des causes géologiques, notamment des mouvements des sols qui empêcheraient la porosité des roches et l'alimentation via la mer Caspienne toute proche (la mer d'Aral est un lac salé). Il n'en reste pas moins que l'île de Vozrozhdeniya, où Zena et Alexeï s'aventurent, fut une des bases secrètes soviétiques où se retrouvèrent stockées des armes bactériologiques et chimiques. Tous les déchets n'ont pas été évacués et sont conservés dans des conditions lamentables d'où la contamination des populations et des sols évoquée dans le roman.   

Les photos magnifiques mais terribles de Lukasz Kruk  LA

Aral     Cécile Ladjali     Editions  Actes Sud

 

 220px-Aral_Sea 

10 février 2012

Du rififi en Normandie

9782353060542Mamie Hélène aime avoir les mains dans la farine et fabriquer de bons gâteaux qu'elle livre à domicile. Mais elle déteste les Vendredis 13. Comme celui-ci où, lors d'une livraison chez ses voisins, elle est témoin d'un assassinat en règle. Toute la petite famille Devauchelle décimée en sept minutes trente-cinq secondes. Mamie Hélène n'a pas besoin de réviser ses séries américaines pour comprendre qu'il s'agit d'un contrat en bonne et due forme. Et pour cause, Mamie Hélène n'est pas exactement ce qu'elle paraît, une fragile petite veuve qui arrondit sa maigre retraite à coup de rouleau à pâtisserie. Elle a eu une vie avant, trépidante, agitée, musclée et un mari qui lui a appris la prévoyance et les ficelles d'un drôle de métier.

Repérée par les auteurs du massacre, une course poursuite s'en suit le long de la côte normande pour ne s'achèver que 221 pages plus loin. Et ça m'a laissé le sourire aux lèvres car on s'amuse beaucoup avec Mamie Hélène. Aucun temps mort dans cette cavale du troisième âge à l'exception de la fin du roman qui, je trouve, se termine de façon trop abrupte, pff j'ai carrément eu le sentiment de me faire éjecter du bouquin ! 

"La femme était là, tout près. Le logiciel affirmait que son téléphone cellulaire se trouvait dans un rayon de moins de 100 mètres. Ils avaient bien fait de surveiller la gare. Le train était un moyen de se déplacer plus discret que l'avion. Il chercha des yeux une grosse mémère affolée tirant sa valise à roulettes. Une Mamie Hélène."

Voilà, c'est tellement invraissemblable, comme toujours avec cette auteur, que ça ne se raconte pas, ça se lit, un point c'est tout. Je suis une inconditionnelle de Brigitte Aubert aussi ne comptez pas sur moi pour en dire du mal. Pour celles et ceux qui ne la connaissent pas encore, je vous avais déjà présenté plus longuement un autre de ses livres ICI.

Et le billet d' YV, plus consistant que le mien, est par LA

Freaky Fridays      Brigitte Aubert      Editions la Branche


Et en face, de l'autre côté du Channel 

9782746730465

Dans un genre purement british, vous aimerez peut-être retrouver le style pince sans rire mais décomplexé de Willa March déjà croisé dans Meurtres entre soeurs et dans l'excellent Journal secret d'Amy Wingate.

Si vous êtes à la recherche de l'âme soeur et qu'un jeune veuf anglais, vivant dans un splendide manoir avec ses deux vieilles adorables tantines, tombe éperduement amoureux de vous, ne croyez surtout pas que c'est votre jour de chance, ne faites pas comme Clarissa, passez votre chemin.
Si malgré tout vous succombez et invitez votre meilleure amie juste pour le plaisir de la voir devenir verte de jalousie devant votre veine, bien fait pour vous.

"Lorsque Clarissa voit la maison pour la première fois, elle en a le souffle coupé. Le colombage, les tuyaux de cheminée en cuivre pur Tudor, les petits carrelages roses d'origine, les fenêtres à meneaux  et la grande porte de chêne la font soupirer d'aise.
- Oh, Thomas, dit-elle, les yeux humides. C'est absolument magique.
Thomas sourit avec gratitude."

Non, Thomas ne prendra pas Clarissa sur le capot de sa Ferrrrrari rouge, il a une Bentley. Et non, vous n'êtes pas dans un roman de la collection Harlequin. C'est juste un conte de fées machiavéliques, une histoire aussi invraisemblable que la précédente où les tantines Olwen et Gwyneth cachent sous un look Miss Marple une âme à la Rosemary's baby, version celtique.

J'emprunte la formule à CATHULU "grosses ficelles et sorcellerie païenne à deux balles, j'assume". Je l'ai moi aussi dévoré sans honte.

"- C'est injuste, soupire Clarissa.
Olwen et Gwyneth, postées devant la porte de la jeune femme, approuvent en silence la note de frustration qu'elles détectent dans sa voix et hochent la tête avec sagacité." 

Meurtres au manoir     Willa Marsh     Editions Autrement

pp_bo_teatime_01
(porcelaines Yvonne Lee Schultz)

4 février 2012

Du velours...

9782253156987Prague, printemps 1969, Ivana trône à l'accueil d'un grand café sur la rive de la Vlata. La quarantaine austère, elle observe d'un oeil implacable son personnel. Tomas, le fidèle chef de salle, Heinrich l'Autrichien, élégant, rêveur et pianiste d'ambiance de l'établissement, les serveuses, et  notamment Anna, jeune Slovaque d'à peine vingt ans qui danse entre les tables sourire aux lèvres et plateau à bout de bras. De son poste, Ivana assiste à la naissance d'un amour impossible, fulgurant, entre Anna et un client, l'étudiant Pavel qui  jour après jour va savoir la conquérir. Une passion chaotique va s'en suivre dans une Prague encore groggy par la gueule de bois soviétique qui lui a définitivement ravi son printemps de liberté en Août 68.

"Peut-être qu'alors on ne pouvait tomber amoureux, à Prague, que dans l'interdit ou le grotesque."

Si d'emblée on pourrait percevoir Ivana telle un cerbère à la solde du régime - on sait que faits et gestes de ce jeune couple d' amants sont enregistrés sans concession par son regard froid ou recueillis grâce à l'aide du trouble Tomas - on comprend vite que derrière tout cela se cache autre chose.  Les blessures et silences intimes des divers protagonistes ont tous à voir avec la situation politique du pays et nous sont distillés peu à peu avec toute la retenue des êtres meurtris.

Prague la secrète, la mystérieuse, protège de son brouillard les amours clandestines des révoltés, étouffe les cris des espoirs déçus et les regrets muets de ses habitants lâchés par les Occidentaux. Et si l'été donne une faible illusion de légèreté, la chape de plomb est bien trop lourde pour se faire oublier et  ne laisse s'échapper que la nostalgie de ce qui a failli advenir.

A la violence politique se mêle celle des sentiments fougueux, à la triste atmosphère accablant la ville se mélange celle confinée, un brin surannée de ce café où, comme derrière une vitrine ou une scène de théâtre, on suit la duplicité des personnages et on assiste à la collusion tragique de la petite et de la grande Histoire.

"Il y avait, Anna, ce fin tintement des tasses et des soucoupes et vous circuliez ainsi que vos collègues dans un parfait ballet de cette musique qui, jusqu'au moment où apparaissait Heinrich, à dix-huit heures précises, était la seule autorisée : le cri d'un morceau de sucre qui chute au creux d'une tasse de porcelaine."

On chemine dans cette histoire à pas feutrés, soucieux de ne pas déranger, presqu'honteux de toutes nos libertés chèrement gaspillées. Une fragile sensualité accompagne le lecteur dans la mélancolie de tous ces rendez-vous manqués et on savoure la pudeur empreinte de dignité qui habille les acteurs figés dans le glacis de la dictature. Un émouvant retournement final et  du très beau travail d'équilibriste sur un fil tendu entre deux révolutions. En dessous, un vide de vingt ans se réfléchissant dans un miroir et dans lequel se sont engouffrés le temps de la jeunesse et les regrets.

"Et moi je sais, Anna, que je pourrais avoir toute la haine du monde en moi, je pourrais souffrir du manque d'amour à en crever  qu'il y aura toujours, dans tous les cafés du monde et aussi sous mes yeux, sous mon toit - ce toit du café que je leur offre par procuration, moyennant finance, le temps d'une boisson qu'ils ne prennent même pas la peine de consommer tant ils sont absorbés par leur mutuelle contemplation, et parce qu'ils ne sont entrés là que pour mieux s'approcher, se toucher - des amoureux.
Des amoureux : je parle du début de l'amour. Ce temps ne revient jamais."

Les idylles amoureuses ne sont pas ma tasse de thé, mais le contexte historique de ce livre m'attirait et lui confère une profondeur particulière. Sa construction habile en complète le charme. Un court roman intense à ne pas rater !

Juste avant l'hiver     Françoise Henry     Editions Le Livre de Poche

Doisneau+-++Amour+et+barbel%25C3%25A9s+%25281944%2529

(Amour et barbelés  Doisneau  Paris 1944)

4 janvier 2012

Stop ou Angkor

9782253157564S'il y a un lieu qui a marqué mon enfance, et où pourtant je ne suis jamais allée, c'est bien l'antique et célèbre cité d'Angkor.

J'ai grandi au milieu de souvenirs de cette immense cité de pierres séculaires et de jungle mêlées et Phnom Penh était un mot mystérieux, un sésame qui ouvrait sur un monde lointain et magique dont je pouvais toucher un petit bout de réalité. Comme d'autres aux petits soldats, moi je jouais avec les bouddhas et les dizaines de statuettes de bronze d'un orchestre khmer et, enveloppée de tissus chamarés et de quelques colifichés, je m'échinais à prendre les poses et m'imaginais la plus belle des Apsara dansant sur la table de la salle à manger.  Si un bandit ou un démon tentaient de m'attaquer pour me dérober le trésor dont j'étais la gardienne, la fascinante boule de Canton, alors mon fidèle compagnon, gros chat noir des plus inoffensifs, se transformait en panthère protégeant ma fuite à dos d'éléphant, dont les défenses étaient presque plus lourdes que moi, tout en brandissant au dessus de ma tête le sabre d'apparat de mon père.
Pour avoir la paix, il suffisait de me brancher le projecteur et dans le noir j'assistais inlassablement aux festivités colorées du couronnement de Norodom Sihanouk, je sautais de pierre en pierre dans la cité d'Angkor Vat. Quand j'ouvrais à nouveau les volets, le monde du XVIIIe arrondissement me paraissait bien gris mais j'avais puisé là de quoi m'évader et alimenter mes jeux futurs.

J'ai retrouvé cette atmosphère d'enfance dans le roman de Jean-Luc Coatalem où Lucas, le narrateur approchant la cinquantaine, se souvient de Bouk, un orphelin cambodgien d'une dizaine d'années parrainé par son grand-père et qui, à ce titre, était présent lors des dimanches et des fêtes de famille. Entre poulet rôti et tarte aux pommes, les deux gamins s'embarquaient pour des épopées au fond de la jungle du jardin d'une maison bourgeoise de Viroflay dans les années 50.

"Cette époque me sembla être alors une île inouïe et apaisée dans le temps. Qu'était devenu ce gamin d'origine asiatique ? Qui avait-il été ? Au milieu de troènes, il gardait le visage de l'enfance, la nôtre, avec ses minutes radieuses, ses heures iniexplicables. Sans l'avouer, même si toutes ces années l'avaient gommé, il n'avait cessé de me manquer, de me hanter. Mes mains tremblaient sur ses photos dentelées. A chaque page noire, je remontais vers un silence plus ancien, enfoui, vers ce gosse-météore, soudain coupable des jours sans lui. Pharaon sous le sable."

Lucas, reporter de son état, se lance à la recherche de Bouk dont la légende familiale avait le bon ton de dire qu'il était reparti à Angkor, formule polie pour masquer la disparition du jeune garçon devenu un adolescent ingérable. Lucas part pour le Cambodge traîner son malaise parmi les ruines d'Angkor à l'affût d'il ne sait trop quoi.

"Il y a un proverbe chez nous qui dit : "Ce que tu trouves t'apprend ce que tu cherches." Bonne chance !"

Un court roman émouvant et empli de nostalgie, ambiance bourgeoise d'une famille marquée par le temps de l'Indochine, réminiscences savoureuses de l'enfance, promenade littéraire aussi puisqu'on y croise Tintin et Hergé ainsi que Rudyard Kipling et Kim, et atmosphère étrange et oppressante des ruines d'Angkor. Petite frustration, on n'apprend peu de choses à propos de Bouk, ni sur le mystère de son arrivée en France, ni sur sa disparition soudaine. Mais finalement rien d'étonnant, c'est bien connu que ce que l'on va souvent chercher au bout du monde n'est autre que soi-même.

"Rien n'est plus beau que ce qu'on invente, au fond."

Après avoir lu Le dernier roi d'Angkor, je n'ai pas pu m'empêcher de revisonner ces diapos que je n'avais pas regardées depuis... et je suis restée longtemps à rêvasser sur une enfance perdue. Voilà comment les enfants solitaires développent leur imaginaire et se sentent un peu moins seuls.  J'ai ainsi fait de nombreux voyages entre le Cambodge, la baie d'Along, le Japon, Madagascar et même la Russie des Tsars, mais ça c'est une autre histoire...

Une émission à écouter ICI

Le Dernier Roi d'Angkor      Jean-Luc Coatalem      Editions  Le Livre de Poche

 

cambodgeAngkor

 

13 décembre 2011

Le travail c'est la santé...

9782021045529La lente et terrible descente aux enfers du docteur Carole Matthieu, médecin du travail à Valence sur le site d'une plate-forme d'appels d'un groupe de télécoms. Lasse des arrêts maladies inutiles, des insomnies, des consommations vaines d'anti-dépresseurs et autres anxiolytiques, des suicidés qui se ramassent à la pelle, Carole Matthieu veut frapper un grand coup pour ébranler la direction et l'opinion publique. Faisant fi du serment d'Hippocrate, elle pète les plombs à son tour et tue un de ses patients au bord du suicide.

"Toutes les preuves sont là dans mes rapports mais personne ne les lit parce que la direction départementale, la Sécurité sociale, l'inspection du travail et le conseil supérieur sont dépassés par la complexité du phénomène et pensent qu'il s'agit de cas isolés. La hiérarchie, elle, ne s'en inquiète pas parce qu'elle les lit comme les conséquences de problèmes personnels. Elle pense : Le suicide est une affaire privée et n'a rien à voir avec l'entreprise qui, elle, ne gère ni émotion ni troubles psychiques, mais des chiffres et des objectifs à atteindre."

Pendant que les flics recherchent le meurtrier, Carole Matthieu tire à boulets rouges sur la direction, les syndicats, les conditions de travail. Tout en continuant son boulot et soutenant le personnel ébranlé par ce meurtre, elle fait le ménage dans ses dossiers afin d'écrire l'Histoire officielle. Avant de se dénoncer ou de s'offrir une porte de sortie...

"Je ne suis pas la bienvenue.
Trop de secrets passés par mon cabinet. Je connais tous les visages. Chaque petite histoire qui m'a été racontée et a été inscrite noir sur blanc dans mes dossiers.
Je le sais. Ils le savent. Leurs casseroles que je traîne jour et nuit font un bruit d'enfer. Mêmes les oreilles bouchées et les yeux fermés, le vacarme est assourdissant.
Ils pensent : Elle en sait trop.
Je me retiens de leur dire : On a tous quelque chose à se reprocher."

J'avoue ne pas avoir lâché ce livre, écrit au présent, qui m'a laissée essouflée, comme si je courais avec Carole Matthieu cette macabre course contre la montre, groggy  comme elle de toutes ces pilules avalées pour tenir le coup, impuissante aussi face à l'emballement et au déréglement de la machine infernale qui nous fait passer de l'aliénation au travail à l'aliénation tout court.

Un style noir efficace. Très efficace. 

"Parce qu'un salarié ne se suicide pas directement à cause d'un chef de groupe trop zélé ou d'un collègue harceleur. Cela ne suffit pas. La souffrance naît de la disparition progressive de tous ces minuscules espaces de liberté nécessaires et vitaux sur lesquels le top management rogne pour accroître les marges de productivité : la minute de pause en moins, les réponses à formuler au client chronométrées à la seconde - pas une de plus -, la pause cigarette réduite de moitié, le téléphone directement branché sur celui du supérieur, le scrip standardisé au mot près à servir à chaque client ou le sourire programmé."

On participe tous à ce système... Me sont revenus en mémoire les deux jeunes mecs hyper speedés passés mettre en place l'installation téléphonique et me relier au réseau lors de mon arrivée ici en Mars dernier. L'un, blanc et décomplexé, mettant la pression à l'autre, typé et soumis, qui transpirait à grosses gouttes, tremblant, les yeux brillants et injectés de sang - came ou médocs ? - pendant qu'il perçait le mur et faisait péter le crépi dans sa maladresse et sa précipitation. Comme il s'excusait, j'ai osé lui dire, pendant que le blanc bidouillait en extérieur, qu'il n'avait pas à laisser l'autre le traîter comme un chien. Sa réponse m'a sidérée.... "Ce n'est rien, il n'est pas méchant, tout à l'heure il va s'excuser.". S'en est suivi une prise de tête avec le premier quand il est rentré et qu'il a trouvé son collègue en train de boire un verre d'eau (je suis infirmière, le mec était vraiment mal et encore plus devant l'esclandre). Prise de tête aussi face au questionnaire de satisfaction reçu peu après. Faire l'impasse totale et annoncer mon entière satisfaction ? Dénoncer l'attitude de l'un nominativement (j'avais son nom) ? le mal en point de l'autre qui a failli emboutir ma bagnole avec le camion-nacelle en sortant du jardin ? J'ai opté pour une solution peut-être un peu lâche et j'y suis allée d'un laïus sur la pression flagrante mise sur le personnel et les hommes qui ne sont pas des machines. Au risque de laisser ces deux types se débrouiller avec leur supérieur et de peut-être perdre leur boulot.
J'attendais une réponse me renvoyant que certes, bla bla bla, mais que j'étais sans doute bien contente d'avoir récupéré une connexion trois jours seulement après mon déménagement, mais non, le service clientèle ne va pas jusque là... toujours poli et le client est roi. 

Bref, tout ça pour dire qu'une fois de plus entre fiction et réalité, la frontière est ici bien ténue. A lire !

Les visages écrasés      Marin Ledun      Editions du Seuil

004200

Publicité
Publicité
<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 > >>
Publicité

accueil refugiés

logo-madamealu

img_20171130_165406

logo-epg

Newsletter
Publicité