Tranches de vie
Je profite de ce qui me tient actuellement un peu éloignée du Souk pour vous glisser un mot de ce petit bouquin qui, s'il se veut de la fiction, est hélas sans doute bien proche de la réalité.
L'auteur nous entraîne dans le parcours du combattant des DATR, ces hommes "directement affectés aux travaux sous rayonnements" et qui se baladent sur les 19 sites nucléaires français afin d'effectuer la toilette des 58 réacteurs en service. 80% des travaux de maintenance y sont effectués par des employés intérimaires, véritables nomades de l'atome qui traquent les missions au gré des arrêts de tranche des centrales de l'Hexagone. Quand la bête est au repos, à eux les bains de vapeur et les plongeons dans des piscines dont l'eau d'un bleu si merveilleux ferait presque regretter qu'on les vide avant d'y entrer. Dans leurs beaux costumes blancs dits Mururoa, pas le temps de se mirer dans les plaques et les parois de cuves qu'ils astiquent et serpillent comme de simples techniciennes de surface et, parce qu'ils le valent bien, on leur file un joli bracelet qui affiche le chrono et la dose de bienfaits que procure cette charmante thalasso, faut tout de même pas abuser des bonnes choses... Ceux qui sont claustrophobes peuvent toujours aller faire un stage de varappe dans les tours réfrigérantes en compagnie des légionelles et des amibes, le tout dans une ambiance chlorée à souhait.
"A la pause de dix heures trente, devant la machine à café, quelqu'un lui pose la question. A propos de la piscine - de la couleur de l'eau dans la piscine. Un bleu intense, quasi surnaturel, qui pourtant ne doit rien à la science et n'emprunte rien à la fiction, le bleu du ciel au-dessus des casbahs, illuminé, transfiguré de l'intérieur, un bleu d'artiste inventé puis breveté sous sa formule chimique, mais dans une transparence et un rayonnement que seule la nature dans ce qu'elle a de plus intime est capable de rendre sensible à nos yeux, et pour cause, certaines particules dans l'eau battent en vitesse le record de la lumière."
Bon, j'arrête ce ton badin, pur réflexe défensif de ma part mais qui ne sied pas à la gravité du sujet, pour me joindre au concert de louanges qui a accueilli ce livre lors de sa sortie.
Selon la formule consacrée, on pourrait dire que c'est clair, net et précis (sauf que, si on est comme moi du genre nul en physique, et si on ne fait pas l'effort de rechercher un schéma, on est vite perdu dans la technologie de la chose). Mais l'essentiel n'est pas là puisque chacun sait qu'entrer dans ce truc s'apparente plus à une descente aux enfers qu'à une cure de jouvence et qu'il faut une bonne dose de maîtrise de soi et des nerfs solides à moins de se la jouer fangio et de fonctionner à l'adrénaline.
L'avenir à court terme de ces hommes est proportionnel à leur taux de radiations accumulées au cours de l'année. Quand le maximum est atteint, plus de boulot ou alors les plus crades, hors zone d'exposition, mais qui vous font regretter la pression des plus dangeureux; quand il y a encore de la marge, ils sont toujours assurés, qu'en poussant la porte d'une des agences d'intérim qui pullulent toujours autour des centrales, de signer un contrat. L'avenir à long terme est beaucoup plus incertain...
Ce livre se lit comme un reportage, le ton est sobre et direct. C'est une histoire d'hommes, pas de femmes dans cet univers. Une histoire d'amitié qui dit à peine son nom, de solidarité sans trop de démonstration,. Beaucoup de pudeur et aucun jugement envers ceux qui craquent, ni face à la fascination que le nucléaire exerce sur certains, encore moins envers ceux qui le combattent. Une histoire de solitude sans pathos, juste l'obsession d'un mec au quotidien qui a besoin de bosser.
"Le paysage défile derrière la vitre, éclairé par endroit. Il y a dans le coffre, sur la banquette arrière, tout. Tout mon patrimoine. C'est un rêve de gosse. Rouler la nuit et avoir avec soi, dans un seul mobile, du contenant au contenu, tout ce qu'on possède, ou parmi les choses qu'on possède, celles qui nous sont vraiment utiles et dont on peut se contenter, avec lesquelles on vit très bien et qui finissent par être tout notre bagage. C'est un rêve facile, mais pas forcément de liberté."
A lire absolument pour regarder son ordi ou son radiateur d'un autre oeil.
L'avis de CATHE
La Centrale Elisabeth Filhol Editions Folio