Terra nullius
Très jeune déjà, Daniel Rooke préfère la compagnie des chiffres et des astres à celle de ses semblables.
Plutôt doué, il décide de devenir astronome. Hélas, le royaume de sa Majesté n'ayant pas de poste à lui proposer, il entre dans les Marine Forces et, jusqu'en 1781, s'en ira guerroyer outre-atlantique sur le Resolution où il se lie d'amitié avec le jeune, l'avenant et ambitieux Talbot Silk aussi à l'aise avec les mots que Rooke l'est avec les chiffres.
De retour en Angleterre, le voilà en 1786 en partance pour la Nouvelle-Galles du Sud sur un bateau convoyeur de prisonniers anglais. Rooke, recommandé par l'Astronome royal, est chargé d'observer l'éventuel retour d'une comète uniquement visible dans l'hémisphère sud . Silk, devenu entre temps capitaine-lieutenant, fait aussi parti du voyage.
"Comme un organe étranglé par un garrot, Rooke avait l'impression d'avoir été comprimé par toutes ces années de scolarité et de vie en mer. A présent, il pouvait enfin se dilater et combler l'espace qui lui convenait, quel qu'il fût. Dans ce lieu, avec ses pensées comme seule compagnie, il deviendrait la personne qu'il était vraiment, ni plus ni moins.
Lui-même. C'était un territoire aussi inexploré que celui où il se trouvait."
Effectivement, retranché dans son observatoire, une hutte sommaire à l'écart du reste des soldats et des prisonniers, Rooke a enfin trouvé sa place. Si la population locale, "les naturels" comme les nomment les Anglais, se montre dans un premier temps distante et observatrice, elle se voit bientôt contrainte d'entrer en contact avec les sujets de sa Majesté. De son côté, Rooke ne tarde pas à attiser la curiosité d'un groupe de femmes et d'enfants avec lesquels il entreprend de communiquer malgré la barrière de la langue. Fascination mutuelle, étrange étranger l'un pour l'autre, Rooke et une fillette nommée Tagaran se nouent d'amitié, chacun partant explorer le monde et le langage de l'autre.
"Le voyage de découverte dans lequel il venait de se lancer était d'une importance comparable, un voyage qui ne se contentait pas d'explorer la langue d'une race jusque-là inconnue, mais qui allait à l'intérieur du cosmos qu'ils habitaient : l'organisation de leur société, les dieux qu'ils vénéraient, leurs pensées et espoirs, leurs craintes et passions."
Transporté par l'enthousiasme de ces échanges, Rooke en oublierait presqu'il porte un uniforme, jusqu'au jour où un événement lui rappelle qu'un soldat se doit d'obéir aveuglément aux ordres.
Que voilà un roman original ! Comme on voudrait qu'il dure encore un peu ! J'ai même été jusqu'à imaginer une suite, hautement improbable, où fusionneraient Daniel Rooke et Narcisse Pelletier (croisé ICI) ! Et avec quel talent son auteur nous dépeint l'évolution de ce petit lieutenant devenu grand ! Lui, le timide et le maladroit qui ne trouve pas les mots, le solitaire enfermé dans sa tour d'ivoire pour mieux se protéger de l'ombre de ses pairs, lui qui jusqu'alors se suffisait à lui-même, le voilà soudain pris d'un frénétique désir des autres, ces autres si semblables et si différents à la fois, le voilà heureux de constater que toutes les faiblesses qui l'éloignaient des ses congénères deviennent une force irrésistible qui le pousse enfin vers autrui. Et si, sous l'influence de son ami Silk, la fugace tentation de tirer gloriole d'être le premier déchiffreur d'une langue inconnue l'effleure un instant, il comprendra rapidement que la finalité de cette entreprise est ailleurs, bien au-delà des mots.
Mêlant adroitement fiction et réalité, l'auteur nous offre un bien beau dépaysement littéraire et une habile réflexion romanesque autour des notions d'identité, d'altérité et d'intégrité, le tout servi dans une langue non dénuée de poésie. Une simple mais attachante histoire, celle d'une naissance d'un homme à lui-même ! A savourer, vraiment.
"Il n'y avait pas de débat possible avec les étoiles. Elles n'avaient que faire de la logique. Elles étaient merveilleusement indifférentes au dilemme du lieutenant Daniel Rooke, cette poussière de conscience. Sous la lumière éternelle des cieux, son scintillement de vie n'était pas plus important que les étincelles qui s'échappaient du feu."
L'avis de Keisha
Le Lieutenant Kate Grenville Editions Métailié