Un pavé
En 1982, Brejnev vient de s'éteindre à Moscou, Iouri Andropov lui succède et la RDA ne sait pas encore qu'elle entame la dernière ligne droite qui la verra bientôt foncer droit dans le Mur. Mais en attendant, non loin de la frontière tchécoslovaque, à Dresde vivent quelques habitants que l'on pourrait qualifier de privilégiés, puisque certains ont des postes respectables et fréquentent à l'occasion "la Rome orientale", comme on appelle cet îlot suspendu au bout d'un pont bien gardé, et qui abrite la nomenklatura locale.
"Aux mâts qui se dressaient à droite du point de contrôle, les drapeaux battaient mollement : le rouge, avec le marteau et la faucille, le noir-rouge-or avec le marteau, le compas et la couronne d'épis, le bleu avec le soleil qui se levait en son centre, un blanc avec les portraits stylisés de Marx, Engels et Lénine. Les sentinelles postées à côté des mâts regardaient fixement, droit devant, en présentant leur kalachnikov. Ces visages semblaient parfaitement impassibles et pourtant, il le savait, ils observaient le moindre de ses mouvements. Il sentit aussi le regard du capitaine derrière le miroir sans tain du poste de contrôle, celui qui donnait sur la place."
C'est le cas de Meno Rhode, correcteur pour les Editions de Dresde, de son beau-frère Richard Hoffman, médecin-chef et chirurgien réputé, d'Anne, son épouse et de leur deux enfants, dont Christian leur fils aîné. Si le roman tourne autour de ses quatre personnages principaux, l'auteur nous offre aussi un foisonnement de portraits divers et variés qui composent ce microcosme étonnant auquel se mêle la classe laborieuse. Car nous sommes dans "la bourgeoisie" d'un quartier résidentiel dont la Tour est le centre à partir duquel rayonnent la Maison des Mille Yeux, la Maison Etoile du soir, la Maison aux Dauphins, la Maison Italienne, la Maison aux Glycines, la Caravelle. Mais ne vous y trompez pas, ces noms poétiques ne sont pas la garantie d'un confort grand luxe ni d'une vie facile et insouciante tout bourgois que l'on est au paradis socialiste. Car si les protagonistes jouissent de quelques facilités, ils doivent se plier comme tout un chacun à la bureaucratie ubuesque du pays.
"Dans le bureau DH - Dossiers Habitation -, traits obliques chiffre romain deux, Richard apprit que le chargé de dossier de l'Accueil central s'était trompé et que le bureau des demandes de chauffe-eau communaux se trouvait au onzième étage, couloir G, bureau AML - Administration municipale du Logement -, porte cinq en chiffre arabe. (...) En montant, en descendant, il croisa des connaissances, salua ici Mme Teerwagen, là Mme Stahl, de la maison des Mille Yeux, papota brièvement avec Clarens.
- Alors, pas en service non plus Hans ?
Clarens haussa les épaules, signe d'une impuissance silencieuse.
- Qu'est-ce que tu viens faire là ? cria-t-il d'un escalier à l'autre.
- Chauffe-eau, expertise, je rends service, dit Richard en brandissant le violon. Et toi ?
- Bureau d'autorisation des véhicules, augmentation du contingent de charbon, bureau des enterrements !
- Qui donc est mort ? fit Richard d'une voix forte.
Le psychiatre fit un signe de dénégation :
- Eh bien disons : l'espoir, mon cher, l'espoir !"
S'ils osent se livrer sur le ton de la plaisanterie ou de la confidence à quelques critiques, la question centrale et omniprésente est "Qui en est ?" (de la Stasi, évidemment), et le procédé est à la fois simple et pervers pour vous en faire "y être" et devenir "un de Ceux-là"... Et quand il s'avère que Richard mène une double vie et que son fils Christian fait des siennes lors de sa préparation militaire qui doit lui ouvrir les portes de l'université, la belle façade de respectabilité n'est pas loin de se fissurer.
Voilà un livre impossible à résumer davantage, car il s'agit d'une immersion à haute valeur littéraire dans plusieurs univers, sociologique, politique et culturel. Les critiques évoquent un talent égal à celui de Thomas Mann dans Les Buddenbrook. Personnellement, ce livre représente pour moi l'idée que je me fais d'un prix Nobel, ce que je lis rarement. Le sujet est ambitieux, l'écriture riche et dense (bien trop, n'hésitons pas à le dire), les personnages et références nombreux (pour qui n'est pas familiarisé avec l'Allemagne des notes de bas de page auraient souvent été les bienvenues) et c'est un roman presqu'aussi long que l'Elbe, 965 pages dans lesquelles je me suis parfois égarée mais pour mieux y revenir !
" Lorsque les noms de Hongrie et Budapest prirent la couleur de la conjuration et de la liberté, Anne et Judith Schevola se chargèrent des tirages ; au lieu des brochures du parti, Judith Schevola reprographiait désormais des textes dissidents. Richard observait Anne et vit que leur appartement était devenu en peu de temps une sorte de repères de conjurés. Des cartons à chaussures pleins de textes ronéotypés s'empilaient dans les chambres ; elles étaient emportées par des types qui ne prononçaient qu'un mot de passe ; une fois, ce fut André Tischer, avec une ambulance. Des livres étranges entrèrent dans la maison, des gens tout aussi étranges firent leur apparition, on les logeait, ils ne tardaient pas à lever les bras bien haut pour parler avec exaltation de je ne sais quel modèle de société (...)"
Il n'en reste pas moins que c'est un superbe témoignage sur la fin d'un monde et d'une époque, mais c'est un livre qui se mérite. Si l'Union des Travailleurs de l'Esprit existait encore, Uwe Tellkamp aurait eu une médaille, sans doute aucun il a atteint ici la norme !
L'avis de CLARA
La Tour Uwe Tellkamp Editions Grasset