Sibérie m'était contée ...
Si par ces temps frisquets, un voyage le long de la ligne du Transsibérien ne vous rebute pas, embarquez-vous pour les 433 pages de cet étrange roman.
Mais avant de prendre votre ticket pour le début du XXe siècle, quelques recommandations et avertissements. Ce livre s'appuie sur trois catégories de faits réels, à savoir :
1) L'existence de la secte religieuse des skoptsky, ou castrats.
2) La pratique du cannibalisme comme seule possibilité de survie.
3) L'abandon à son triste sort d'un bataillon de la Légion Tchèque dans cette lointaine contrée, après la fin de la première guerre mondiale.
Mais je vous rassure tout de suite, point de descriptions inutiles d'actes de barbarie, aucune complaisance gratuite, ni sensationnalisme malsain (ce qui, je le crains, risque de ne pas être le cas de l'adaptation cinématographique américaine en préparation). Donc si le sujet vous tente, voici de quoi il retourne.
Dans l'univers clos de la ville de Jazyc, occupée par les troupes de la Légion Tchèque livrée à elle-même, vont s'affronter de curieux personnages. Côté militaire, le capitaine Matula, un brin pervers et cocaïnomane, règne en maître sur ce territoire oublié de tous. Il est secondé et s'oppose au lieutenant Mutz, militaire emprunt d'humanisme et se languissant d'un hypothétique retour au pays. Et non loin, les Bolchéviques grondent.
Côté civil, Anna Petrovna, accompagnée de son jeune fils, est venue se réfugier sur cette terre hostile à la mort de son mari, un cosaque passionné de chevaux. Quand Samarin arrive à Jazyk, prétendant s'être échappé du bagne et des machoires d'un mystérieux cannibale le poursuivant jusqu'aux limites de la ville, la jeune veuve ne reste pas insensible aux charmes du bagnard.
Côté mystique, Balashov, gourou qui pratique la transe et entraîne dans son délire une grande partie des habitants de Jazyk. Un autre illuminé ne tarde pas à faire son arrivée en ville, un shaman toungouze venu des confins de l'Arctique, débattant avec le monde d'en haut à coup de champignons hallucinogènes, mais qui rapidement échoue dans les geoles de Matula.
Quand le shaman est retrouvé mort, Samarin est arrêté et un simulacre de procès organisé, procès au cours duquel le destin de tous ces personnages se trouvera scellé pour le meilleur et pour le pire.
"Ses talismans chanteraient dans le vent astral, ses trois yeux luiraient comme des forges, son tambour dans une main, une bouteille d'alcool de contrebande dans l'autre, les gencives enduites de l'écume du champignon broyé, et l'esprit du cheval de Balashov emporterait le shaman là où il l'avait décidé, selon sa propre volonté et contre celle de tous les autres, dans le monde d'en haut, où il lancerait un grand éclat de rire à la face des dieux."
Une vraie réussite romanesque qui plante des personnages dignes de Dostoïevski, tant par leur folie que par leurs sentiments excessifs, comme seuls peuvent les exprimer les hommes pris dans le chaos du monde. L'auteur nous entraîne dans un tourbillon historique tout comme ses héros, balottés au gré des retournements politiques multiples et qui, privés de repères, s'accrochent à l'irrationnel afin d'échapper à la tourmente. Une belle inventivité, renforcée par la poésie, qui nous dépeint une nature à l'état brut, qu'il s'agisse de celle de la Sibérie ou de celle des l'hommes qui y survivent. Un souffle épique, tantôt aussi glacial que le vent arctique, tantôt aussi brûlant qu'une rasade de vodka.
Un acte d'amour James Meek Editions Métailié