La boudeuse
- Arrête de bouder ! dit une des deux dames qui squattent la maison de mes voisins depuis le début de la semaine.
Cette phrase, j'ai dû l'entendre vingt fois. Et il y tant de compassion dans le ton de cette mère excédée, qu'il est évident que la petite N. va immédiatement se sentir autorisée à sourire...
Mais comme de toute façon "ma pauvre fille, qu'est-ce que tu as dans la tête, du yaourt ? " en a vu d'autres, ça ne dure pas trop longtemps.
Et puis il y à L. la fille de la seconde dame. L. c'est la gentille, cousine ou copine (je n'ai pas cherché à creuser la question), qui a toujours tout bon et qui en rajoute, bien aidée en cela par la propre mère de N. évidemment... L. permait quand même à N. de retrouver très vite l'usage de la parole.
Mais N. semble quand même avoir parfois du mal à trouver les mots, alors ça passe par les gestes. Elle tape. Qui ? Je sais pas, mais ça ne plait pas du tout à ses parents.
Ah oui, parce que j'ai oublié de vous dire que le père de N. est là aussi. Celui-là même qui l'autre jour, alors que sa fille faisait des dérapages sur les graviers dans la rue, la menaçait de lui "arracher la tête, si tu n'arrêtes pas tout de suite".
Les parents ne comprennent pas qu'avec tout ce qu'ils font pour elle et tout ce qu'elle a à sa disposition, à savoir son père, sa mère, une piscine, des brassards, une cousine-copine attentionnée, 200 m² de jardin dans lesquels tout ce monde est enfermé depuis dimanche dernier, ils ne comprennent pas disais-je, que "tu sois aussi infecte (madame) ou dégénérée (monsieur) ma pauvre fille !".
Tout ça pour dire quoi ? Que jeudi, jour férié et plus ou moins pluvieux, planquée dans la mezzanine, j'en ai profité pour plancher sur mes affaires de familles. Mais pour cause de fenêtre ouverte, j'ai dû aussi me coltiner celles des autres ! Et en entendant les propos des locataires voisins, est venu se rappeler à ma mémoire ce livre qui poireaute dans une pile depuis longtemps.
Le récit d'une enfant qui s'interroge sur la véracité des sentiments et qui est à l'affût de la moindre petite preuve d'amour. Elle a beau tout faire pour tenter de satisfaire sa mère, pour se conformer à ce qu'elle imagine qu'on attend d'elle, elle échoue presque à chaque fois.
L'auteur est psychologue, et elle a su rendre à merveille le cheminement des pensées de la petite qui s'aventure dans le grand capharnaüm des émotions humaines. Sur un ton naïf et tendre, elle dépeint les angoisses que traversent tous les enfants, celle de la dévoration, de l'abandon, mais aussi la difficile prise de conscience de la mort, de la culpabilité et de l'ambivalence des sentiments.
L'auteur a su éviter l'adultomorphisme pour laisser place à des propos d'une justesse parfois cinglante de naïveté, comme seuls en sont capables les enfants. Qu'est-ce que ça peut être embrouillant le discours des parents, pas facile de s'y retrouver ! D'où les stations sur la première marche, afin de philosopher un peu sur tout ça et peut-être prendre un peu de hauteur !
"Elle se replie, se demande ce qu'elle deviendrait si elle n'avait pas la première marche de l'escalier, celle qui est tout en bas, à sa disposition, pour s'y replier.(...) Elle ne boude pas, c'est autre chose, et elle en a la claire conscience; c'est une espèce de tristesse, qui la prend tout entière, et qui la laisse désarmée, désemparée."
Chacun-chacune retrouvera ces petits riens auxquels on s'accroche dans l'enfance, les pas de la mère, les mimiques, les tics qui annoncent les humeurs parentales, et qui sont autant de codes que les enfants savent déchiffrer avant même de savoir parler, autant de repères pour se protéger ou anticiper les "allers-retours" ou le martinet !
La fin est...DIVINE !
"La première marche de l'escalier s'est transformée en moyen de transport; elle a son billet, valable à vie, pour voyager dans d'autres vies.
Tu boudes encore ? "
Merci N. ! Grâce à toi, un livre de moins dans mes piles.
Si tes parents passent dans le Souk, j'en profite pour leur suggérer qu'il y a tout autour de la maison où vous êtes cloîtrés, de merveilleux endroits à découvrir et des grands espaces, qui te seraient bien plus profitables que ces journées entières passées au bord de la piscine.
Tu veux un coup de main pour les faire bouger ?
OK. Je sors la tondeuse cet après-midi ...
La première marche Isabelle Minière Editions le dilettante