Ostalgie
Saskia Hellmund avait quinze ans en 1989 lors de la chute du Mur. Elle vivait près de la frontière bavaroise à Römhild, en Thuringe, le long du rideau de fer, côté RDA. On pourrait s'attendre à de la joie, de la reconnaissance, au lieu de quoi, l'auteure s'autorise à livrer sa tristesse, sa colère, sa gueule de bois des lendemains qui chantent, et à revendiquer sa souffrance face à la perte des valeurs et des acquis avec lesquels elle a grandi, balayant d'un coup son enfance.
"La chute du mur a détruit un huis clos. Ceux qui y ont été enfermés se sont réveillés dans un ailleurs où ils ont douloureusement appris que leur façon de voir et de faire les choses ne comptait plus. Ils se sont retrouvés en porte-à-faux, anachroniques, ridicules. Inadaptés à leur entourage."
Comme nombre de ses compatriotes, l'auteure pensait qu'on allait réformer la RDA, la vie comme avant mais la liberté en plus. Mais la réunification, réalisée à la va vite contrairement au plan initial, va précipiter le désenchantement. Lors des élections de mars 1990, le puissant CDU n'a pas permis aux petits partis d'opposition de défendre l'idée d'une période de transition plus longue, "le vote du ventre" l'a emporté et le pays a disparu.
La RFA a démantelé les entreprises, enrichissant au passage le patronat ouest-allemand, laissant dans certaines régions près de 20% de la population au chômage, population qui n'a alors que faire des nouveaux D-Marks qui lui permettent à peine de survivre plutôt que de profiter de denrées si longtemps convoitées. Pouvoir d'achat et économies divisés par deux, dépeuplement des zones rurales, aides sociales, apparition de la délinquance, aînés et jeunesse déboussolés, repli sur soi, l'équation est classique.
"On considérait tous les Allemands de l'Est déformés par un système corrompu, inadaptés à la démocratie, inadaptés au libre marché. Qu'ils avaient tous besoin d'être rééduqués. Ainsi, tout un peuple dut avoir honte de son passé. Il était forcé de jeter du jour au lendemain ses connaissances et son savoir-vivre pour reproduire les schémas habituels de l Ouest."
La jeune fille a 16 ans, elle doit choisir une orientation professionnelle, chose impensable puisqu'avant le système décidait pour vous, mais elle se retrouve complètement désorientée face à des filières qu'elle ne connaît pas, des diplômes inconnus, les anciens n'ayant pas d'équivalence ou n'existant plus, elle fait partie de "la génération sans tuteur". Seul avantage pour elle, plus de performances sportives exigées, ni de service militaire et de maniement de fusils.
Si beaucoup de ses compatriotes se saisissent de ces nouvelles opportunités, les plus aventureux, les plus qualifiés, elle, elle pense quand même au suicide. Plus tard, elle finira aussi par partir à l'Ouest mais ne s'y sentira jamais à sa place. Alors tant qu'à être étrangère, elle pousse encore plus loin, jusqu'à la pointe de l'Europe et s'installe en Finistère où elle se sent en résonance avec le peuple breton et son fort sentiment d'appartenance qui remplace celui qu'elle a perdu.
Si elle ne glorifie pas la dictature est-allemande, lui reprochant principalement l'absence de libertés individuelles, elle regrette la solidarité qui existait alors, et rejette l'idéologie capitaliste et consumériste qui est devenue la norme. "Il y a 25 ans, les personnes dans la rue ont risqué leur vie. Pour se retrouver dans un supermarché géant ?" Les différences de mentalités et de convictions restent prégnantes, les familles séparées, passées les joies des retrouvailles, ont parfois du mal à se ressouder et les Ossis se sentent souvent discriminés. Le mur est tombé mais reste dans les têtes.
Elle retourne dans sa petite ville en 2009 et 2014. Il lui faudra attendre ce second voyage pour trouver que les choses se régulent un peu, les gens reprennent en main leur destin, moins de chômage, moins de jeunes désoeuvrés, reprise de la natalité. "Il fallait 25 ans. Il fallait une nouvelle génération. Il fallait beaucoup de patience et d'endurance. Il n'y a plus ce parfum de désespoir qui flottait partout autrefois. Qui a fait que j'ai quitté mon pays, qui m'a fait fuir pour pouvoir vivre."
Ecrit en français, il s'agit d'un joli texte, simple, touchant et courageux pour rendre un hommage douloureux à un pays qui a dû se réinventer pour ne pas disparaître complètement.
Ce sera ma modeste contribution au Défi littéraire de Madame lit pour ce mois consacré à l'Allemagne.
La fille qui venait d'un pays disparu Saskia Hellmund Editions Les Points sur les i