Ligne en dérangement(s) ...
Au fin fond de la Russie, dans un lieu désertique ignoré de tous, erre un vieil homme au bord de la folie. C'est Ivan Ardabiev, le seul qui refuse de fuir ce village délabré qui fut le théâtre de sa raison de vivre durant plus de quarante ans.
Selon le bon vieux procédé stalinien du déplacement, une petite communauté d'hommes et de femmes est débarquée au milieu de nulle part avec pour mission de construire toute une infrastructure afin de permettre le passage d'un mystérieux train. C'est la station Neuf de la Ligne.
La vie s'organise et suit son cours, sous l'oeil vigilant du colonel qui surveille, inspecte et contrôle.
"...tout ce qui avait été entretenu pendant des dizaines d'années pour qu'à minuit pile, dans un sens ou dans l'autre, sans ralentir ni dans le tournant ni même sur le pont cliquetant et gémissant, fonce le train zéro - cent wagons aux portes bouclées à mort et plombées, deux locomotives à l'avant, deux à l'arrière - tchouk-tchouk...hou-ou ! Cent wagons. Lieu de départ, inconnu. Lieu de destination, secret. On tient sa langue. Votre boulot n'est pas sorcier : les voies doivent être en état. De là à là. Ric-rac. C'est ce qu'il avait dit le colonel qui, le premier soir, les avait rassemblés dans une pièce minuscule de l'un des baraquements."
Là où il y a des hommes et de la solitude, il y a un bar; là où il y des hommes et des femmes, il y a de l'amour, des naissances et des morts; là ou il y a du secret, il y a de la curiosité; là où il y a des lois, il y a de la transgression. Forcément.
Certains exécutent leur mission sans se poser de questions, d'autres veulent savoir. Que transporte ce train ? Où va le train zéro ? Tout ça pour quoi ? Comment ça va se terminer ? Ni la vodka, ni le sexe, ni le froid, ni la pluie, ne pourront débarasser les cerveaux de ces pensées et de ces questionnements qui, au fil des années, deviennent obsédants contaminant tout tel un poison à effet retard.
Face à l'absurde, une seule solution, la fuite réelle ou imaginaire.
La sueur, les larmes, le sang, un cocktail explosif pour fracasser les hommes contre le mur de l'Histoire. Le ton est cruel mais juste. Seules la violence et une sensualité quasi bestiale pouvaient se mêler ainsi pour nous dépeindre la folie des hommes, victimes d'une autre ligne, celle du Parti, ces hommes à qui la Patrie a fait croire qu'elle leur donnait tout et qui leur a tout repris, les laissant exsangues et désorientés.
"Ils jouaient. Ils fumaient. Ils gueulaient. Après minuit, ils allaient se coucher dans les baraquements, ou bien ils faisaient la queue pour les trois ou quatre femmes qui ouvraient leurs bras aux arrivants, de sacrées gonzesses, de vraies garces, vous pouvez me croire. Des hommes avec une barbe de trois jours, éreintés, qui concassaient tout ce qu'on leur donnait entre leurs machoires puissantes, et étreignaient avec la même énergie sauvage et indifférente leurs putains-du-rail, ces femmes qui sentaient l'oxyde de carbone, avec leurs mamelles de fonte, un rivet à la place du nombril, et une douille en acier à l'endroit crucial."
J'ai reçu ce livre comme un coup de poing. 126 pages dont je suis ressortie sonnée.
Une tragique métaphore d'un pays et de sa déliquescence.
Le train zéro Iouri Bouïda Editions Gallimard