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Le Souk de Moustafette
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28 juin 2018

Gynécées

51EzDS5uh-LAvis mitigé pour ce recueil de nouvelles. C'est un genre que j'affectionne assez peu et sur les sept, seules deux ont retenu mon intérêt. Je ne sais pas trop ce que j'attendais de ce livre, peut-être plus de modernité, mais c'était sans compter que la première édition date de 1980, augmentée ici d'un texte de 2002, et que l'auteure siégeait à l'Académie française. Si la langue est souvent poétique, le style ne m'a pas complètement séduite. La chronologie est un peu brouillonne, et malgré un découpage annonçant "Aujourd'hui" et "Hier", je me suis régulièrement perdue.

Justement, "La Nuit du récit de Fatima", texte de 2002, est un de ceux que j'ai le plus apprécié. Récit à trois voix, entre transmission et évolution, il pointe la répétition d'un traumatisme et la lutte de la dernière génération afin d'y échapper. La modernité apportée par la colonisation y collisionne avec les traditions.

" Magdouda, ma grand-mère, m''embrassa, me garda sur ses genoux : je me souviens encore de son odeur, de son teint presque noiraud, de ses grands yeux allongés et globuleux qu'elle noircissait de khôl soutenu... Je fixai enfin son tatouage bleu qu'elle avait entre les sourcils : une rosace raffinée qui la rendait étrange. Avec ses multiples foulards de soie mauve et orange, elle paraissait une vielle reine sauvage, venue je ne savais d'où..."

"Femme d'Alger dans leur appartement"  date de 1978. Y sont évoquées ces femmes qui ont participé à la guerre de libération et qui en gardent encore des séquelles dans leurs corps, mais aussi dans leurs esprits, entre stérilité et folie, la prison et la torture se sont incrustées durablement. Fatma qui fut, avant de devenir la vieille masseuse et porteuse d'eau du hamman, une de ses porteuses de feu, nous offre à la fois un récit émouvant de sa vie et de sa douleur. Mais c'est aussi l'occasion de nous plonger dans une savoureuse évocation du rituel des bains publics, à une époque seule sortie au-dehors autorisée pour les femmes.

" Où êtes-vous les porteuses de bombes ? Elles forment cortège, des grenades dans les paumes qui s'épanouissent en flammes, les faces illuminées de lueurs vertes... Où êtes-vous, les porteuses de feu, vous mes soeurs qui aurez dû libérer la ville... Les fils barbelés ne barrent plus les ruelles, mais ils ornent les fenêtres, les balcons, toutes les issues vers l'espace..."

Enfin, la postface intitulée "Regard interdit, son coupé", nous ramène en 1832 lorsque Delacroix séjourne brièvement à Alger et pénètre dans l'univers interdit des femmes. "Cette abondance de couleurs rares, ces noms aux sonorités nouvelles, est-ce cela qui trouble et exalte le peintre ?" Ce tableau sert de point de départ à une fine analyse de la claustration féminine, rôle du regard interdit à l'étranger, limité au père, frère, mari, fils, ou limité par le voile pour la femme s'aventurant à l'extérieur. Le "dévoilement", lui, équivaut à une mise à nu. "Une femme - en mouvement, donc "nue" - qui regarde, n'est-ce pas en outre une menace nouvelle à leur exclusivité scopique, à cette prérogative mâle ?" . Seule la figure de la mère est sans danger, corps sans jouissance, elle peut regarder et être regardée. Quant à la voix, entre chants et papotages seuls autorisés, elle se fit entendre à l'extérieur lors de la guerre et par le biais des récits des viols commis à leur encontre, soudant de façon illusoire les deux sexes avant que le silence envahisse à nouveau l'espace.   

"- Je ne vois pour les femmes arabes qu'un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse d'hier et d'aujourd'hui, parler entre nous, dans tous les gynécées, les traditionnels et ceux des H.L.M. Parler entre nous et regarder. Regarder dehors, regarder hors des murs et des prisons !..."

Omniprésente dans ces nouvelles, la main mise de l'homme sur la femme, le père d'abord, présidant à la destinée des filles via des mariages précoces, les frères prenant le relais si besoin, et le mari, séducteur puis tyran. Cet univers oppressant d'enfermement et de parole castrée laisse des relents d'angoisse et d'amertume bien après avoir terminé ce livre, d'autant que s'impose à ma mémoire le silence de plusieurs tantes, pourtant nées en France mais mariées à leurs seize ans, contre rémunération, à des hommes inconnus d'elles et expédiées dans un pays dont elles ne savaient rien mais où mon grand-père retournait régulièrement. L'Indépendance fut également pour elles une libération ; divorce à la clef, elles regagnèrent la France avec une partie de leurs enfants et personne n'entendit jamais le récit de leur vie au pays de leur père, si ce n'est pour haïr les Arabes et voter FN...

Lu dans le cadre du Défi littéraire de Madame lit

Femmes d'Alger dans leur appartement     Assia Djebar     Editions Le Livre de Poche

 

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Commentaires
M
C'est une histoire et une famille bien compliquée, avec une grand-mère elle-même mère à 15 ans....<br /> <br /> J'ai commencé une lecture colombienne passionnante !
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M
Merci de nous partager une partie de l'histoire de ta famille par le biais de ce billet. Mariées à 16 ans, c'est... Je ne peux m'imaginer. Je note aussi ce titre pour le Défi. Je devrais rédiger mon bilan demain. On débute la littérature colombienne! Au plaisir!
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