Lorsqu'on évoque la guerre d'Algérie, on pense surtout à celle de la Libération, comme on la nomme de l'autre côté de la Méditerranée, occultant celle, bien plus lointaine, de la colonisation. C'est pourtant une période incontournable pour comprendre la génèse et ce qui en découla, c'est aussi une période qui m'intéresse à titre personnel. Comme le dit si bien René Char, cité en exergue par l'auteur,"Seules les traces donnent à rêver". Avoir des ancêtres nomades d'Oranie aiguise l'imagination mais laisse aussi pas mal d'interrogations surtout lorsque les descendants font table rase de l'histoire familiale. Donc je me prends à rêver que peut-être, au fil des pages de récits pré-coloniaux, je tomberais par inadvertance sur un nom propre qui serait mien, perdu au milieu des patronymes à rallonge portés par les hommes des tribus qui luttèrent contre l'envahisseur français en cette première moitié du XIXe siècle...
Le récit présenté aujourd'hui nous transporte au 24 décembre 1847, date à laquelle et suite à sa reddition, l'émir Abd el-Kader, en compagnie de quatre-vingt seize de ses proches, attend d'embarquer sur Le Solon pour un exil qui doit le conduire à Alexandrie ou à Saint-Jean d'Acre. La voix des meddahs et les témoignages de personnalités militaires ou diplomatiques françaises vont nous conter ce qui a présidé à cette guerre de conquête et témoigner de cette période qui n'a rien à envier à celle qui dans le futur embrasera le pays à partir de 1954.
"Debout près des grands feux qui allongeaient leurs ombres, ces bardes, ces récitants enturbannés, racontaient, pour les sauver de l'oubli, des histoires de vie, de mort, d'amour et de fidélité. Graves, drôles ou ironiques, le verbe pétri d'argile et de miel, le visage couvert de sueur et de pollen, ils tentaient de les transmettre de tribu en tribu, de génération en génération."
Désolée pour la chronologie qui va suivre, et qui sans doute intéresse peu de monde, mais ordonner le tout a été la seule façon de me repérer dans l'imbroglio historique qui règnait alors dans le pays, et de comprendre le déroulement des événements, d'autant plus que la narration du récit n'est pas linéaire.
L'histoire commence sous la Régence ottomane d'Alger, déjà marquée par un climat de fréquentes rebellions contre les représentants du Sultan. L'émir nait en 1808 dans dans l'ouest algérien près de la ville de Mascara. Il est le fils d'un maître religieux adepte du soufisme et, après de brillantes études à Oran, se prédispose à embrasser la même carrière que son père. Mais en 1827, devant le refus français d'honorer une dette ancienne qui a pourtant sauver, d'abord les soldats de la campagne d'Egypte, puis la France de la famine en ce début de siècle, le Bey d'Alger perd ses nerfs et assène quelques légers coups de chasse-mouches sur l'épaule du consul de France, personnage fourbe au demeurant.
Le Bey refusant de s'excuser, les hostilités sont déclenchées, une surenchère diplomatique monte en épingle ce cassus belli qui sert surtout de prétexte à redorer le blason du chef de gouvernement français de Charles X, mais qui n'aboutit pas moins au débarquement du corps expéditionnaire français en Juin 1830, entraînant ainsi l'Algérie dans 132 années de colonisation. Le père d'Abd el-Kader s'engage alors contre l'envahisseur chrétien venus chasser les Ottomans d'Alger. En 1832, son fils prend le relais, à vingt-quatre ans il est proclamé Émir par les tribus de l'Oranie et se retrouve à la tête de la résistance. En 1834, son autorité est reconnue par les Français qui comptent sur lui pour pacifier l'arrière-pays où des guerres tribales ont lieu et dans lesquelles la France n'a pas envie de s'engager. Il sera ainsi fourni en hommes et matériel militaire afin d'assurer cette mission. Les choses se détériorent au gré des différents commandements français et les "alliés" d'hier deviennent les ennemis de demain. Dans les années qui suivent, se succèdent périodes de trêves et de batailles, qui permettront à Abd el-Kader de contrôler les deux tiers du pays luttant sur tous les fronts afin de maintenir l'unité de son peuple. En 1839 la guerre totale est à nouveau déclarée des deux côtés, elle durera jusqu'en 1847.
"C'était donc le 16 Mai 1943, l'air était léger et la lumière du printemps avait la douceur de la soie. Sous le ciel d'un bleu limpide, on sentait l'odeur des lenquistes, des genêts, de l'armoise, de l'aloès et de l'herbe écrasée. Soudain, le ciel bascula, la sève se figea dans le corps des arbres, dans les veines des plantes, et, en quelques secondes, le paysage se déchira comme une vieille étoffe."
Prise de la Smala d'Abd el-Kader par le duc d'Aumale Horace Vernet
La prise de la Smala, gigantesque ville itinérante de sept mille tentes, avec son administration, ses écoles et bibliothèque, ses artisans et son armée, fit "Mille cinq cents morts, plus de cinq mille prisonniers, des viols, le pillage des biens et la réquisition de quarante mille têtes de moutons endeuillèrent cette journée printanière. Dans la grande nuit qui enveloppait le charnier, la lune, d'habitude pleine et luisante, avait la blancheur pâle d'un linceul."
L'émir, absent lors de cet événement, continua la lutte. Se révélant fin stratège, pratiquant la guérilla, et doté d'un humanisme reconnu, il forcera l'admiration et le respect de ses ennemis. Les Français ne respecteront pas pour autant la promesse de l'exiler en terre arabe. L'émir sera d'abord emprisonné avec les siens à Toulon puis au château d'Amboise, alors prison insalubre, jusqu'en 1852. Il s'installe alors à Damas où il se consacre à l'étude et l'enseignement du soufisme, entre quelques escapades occidentales. Il y meurt en 1883. Sa dépouille repose en Algérie depuis 1966.
"L'homme qui aimait Dieu, les livres, les chevaux et le désert où "chaque grain de sable est habité par mille et un soleils", comme l'écrivait Djalal al-Din Roumi, le fondateur de l'ordre des derviches tourneurs, n'oublierait pas non plus le Sahara et la beauté des palmeraies avec leurs sources revigorantes. Depuis sa naissance jusqu'au temps où il était devenu, dirait-il, semblable à la saison d'hiver, il était resté attaché à la fraîcheur des oasis et aux campements de printemps et d'été où il avait planté sa tente."
J'aime décidément beaucoup le talent de conteur d'Abdelkader Djemaï. Il réussit une fois de plus à mêler intelligemment le destin de ces deux pays, l'Algérie et la France, en un va et vient permanent entre vérités historiques et récit poétique, le tout délivré d'une plume simple et pudique. Contraint lui-même à l'exil en 1993, sa nostalgie des paysages et des parfums d'Oranie fait écho à celle de l'émir. On sent sa sympathie pour le personnage. Il brosse un portrait émouvant de la figure emblématique que fut Abd el-Kader, mais nous renseigne aussi sur les opinions de certaines personnalités de l'époque face à cette longue guerre de conquête qui était loin de faire l'unanimité en métropole.
L'auteur évoque plus rapidement, sans développer ni prendre position, qu'Abd el-Kader n'a pas que des partisans au sein même de l'Algérie. Pour certains, il a entraîné son pays vers la guerre alors que la France n'envisageait pas une colonisation complète. Pour d'autres, les Kabyles, il est un traître, ayant préféré la reddition à la mort au combat, qui a bien profité des largesses de son ancien ennemi ; ses amitiés françaises lui seront reprochées, de même que la Légion d'honneur qu'il reçoit pour avoir sauvé en 1860 des chrétiens d'un massacre perpétué par les Druzes lors de son exil syrien. Le jeune pouvoir algérien a-t-il instrumentalisé sa mémoire en rapatriant sa dépouille à Alger alors que le souhait de l'émir était de reposer à Damas auprès du maître de tous les Soufis ? Que connaissent les jeunes générations de ce personnage et quelle image en ont-ils ? Il semble qu'il reste beaucoup à découvrir sur cet homme qui n'était pas qu'un chef guerrier mais un mystique, un penseur qui avait le goût des sciences autant que de la sagesse. Sa correspondance et ses écrits sont nombreux mais restent encore à recenser et étudier.
"Un hadith appris de son père ne dit-il pas qu'un savant dont la science est profitable à tous a plus de mérite que mille adorateurs d'Allah ? Un autre souligne que son encre est plus précieuse que le sang des martyrs."
Ne reste plus qu'à se pencher sur des ouvrages plus spécialisés pour se faire sa propre idée. Et moi, je vais continuer à rêver devant les quelques lignes manuscrites, à l'orthographe parfois incertaine, d'un livret de famille aux branches élaguées et au tronc un peu déraciné...
Lu dans le cadre du Défi littéraire de Madame lit.
La dernière nuit de l'émir Abdelkader Djemaï Editions Seuil