La Situation
Quelle surprenante situation sur l'échiquier historique que celle de l'Islande en cet été 1941 . Alors que depuis mai 1940 l'armée allemande occupe le Danemark, pourtant neutre dans ce conflit mondial, les troupes britanniques envahissent l'Islande pensant qu'Hitler lorgne sur ce coin inhospitalier de l'Atlantique Nord placé sous la couronne danoise. Inhospitalier certes, mais occupant une position stratégique sur les routes maritimes vers l'Europe. Les Américains s'en mêlent et débarquent à leur tour sur l'île. Inutile de préciser le chamboulement que cela représente pour les insulaires. Déferlent troupes, armes, jazz, cigarettes, alcool et dollars. Reykjavik et ses environs voient fleurir moult tripots, trafics et petits commerces.
Prodigieuse situation, notamment pour certaines femmes qui voient là une opportunité de quitter leurs tourbières ou leurs fjords, attirées quelles sont par la possibilité de s'émanciper, de s'enrichir un peu en travaillant à la ville pour les armées et, pourquoi pas, égayer le quotidien des soldats, voire en épouser un. Mais dangereuse situation pour les mineures qui se laissent parfois abusées par leurs beaux sourires.
Curieuse situation que celle de ce pays qui, sous l'influence du Reich occupant le Danemark, s'est affublé d'un parti nazi, a accueilli des ressortissants allemands avant que les Anglais ne déblaient le terrain. Quelques germes se seraient-ils égarés ?
Et enfin, quelle fâcheuse situation pour le terne Eyvindur, piètre représentant de commerce retrouvé abattu d'une balle de Colt 45, une croix gammée peinte sur ce qui lui reste de front, dans un appartement qui n'est même pas le sien et alors que sa copine vient de le plaquer.
"─ Merci. Mais je crois vraiment que nous n'avons rien à craindre. Le genre de choses que tu sembles redouter n'arriverait jamais ici. Pas en Islande."
Et bien, si. Deux petits gars, aussi novices l'un que l'autre en matière d'enquêtes criminelles, se voient confier l'affaire. Flovent, de la police de Reykjavik, et Thorson, un Islandais de l'Ouest (ainsi nomme-t-on ceux qui ont émigré au Canada) de la police militaire. Une collaboration laborieuse va leur faire supputer bien des hypothèses. Crime passionnel, espionnage, fantasmagorie nazie, eugénisme ? Les pistes et les suspects ne manquent pas.
Voilà de quoi retourne le premier tome de cette Trilogie des Ombres. Même si l'enquête est des plus classiques, même si les deux enquêteurs m'ont parfois donné le tournis avec toutes leurs questions aux allures de rafales de mitraillettes, j'ai apprécié de retrouver l'auteur que j'avais un peu délaissé depuis la disparition d'Erlendur dans les vapeurs de geysers ou les limbes des fjords (Duel et Le livre du roi m'étant carrément tombés des mains). J'avoue avoir été bien plus conquise par le contexte historique que par l'intrigue en elle-même. D'ailleurs, je regrette que l'auteur fasse débuter cette trilogie en 1941, j'aurais tellement aimé qu'il s'appesantisse plus sur le début de cette période d'occupation en Mai 40, qu'il donne plus la parole aux autochtones et à des ressentis plus profonds face à ce que les Islandais nomment eux-mêmes La Situation, car quand même, quelle révolution, quel tournant sociétal et économique cette occupation a dû représenter pour ce peuple de pêcheurs et de paysans, isolé, empreint de paganisme puis plutôt puritain ! Mais bon, j'ai cependant appris un tas de choses, et ce n'est déjà pas si mal.
"L'Islande n'était plus une île à l'écart du monde. Elle avait été entraînée dans le tourbillon des événements, et nombre de choses jadis inconcevables s'y produisaient aujourd'hui.(...) Peut-être était-ce avant tout leur innocence qui avait été sacrifiée quand les troupes britanniques étaient arrivées en ville avec leur bruit de bottes un matin de mai."
Lecture du mois de Février pour Le Défi Littéraire de Madame lit.
Dans l'ombre Arnaldur Indriðason (traduit de l'islandais par Éric Boury) Editions Points