САМИЗДАТ-Samizdat
C'est sur l'annonce de la mort de Staline que s'ouvre ce roman, nous sommes en Mars 1953. Cette année va non seulement débarrasser la planète d'un tyran sanguinaire mais également cimenter l'amitié de trois gamins qui se rencontrent à l'école primaire et ne se quitteront plus jusqu'à la chute de l'URSS. Un homme, Victor Iouliévitch, leur professeur de lettres, va leur transmettre son amour de la littérature en les entraînant dans des promenades littéraires à travers Moscou. Cet amour scellera leur destin.
"Soufflant dans sa petite flûte, il les emmenait hors d'une époque misérable et malade, les transportant dans un univers où fonctionnait la pensée, où vivaient la liberté, la musique et les arts de toutes sortes."
Ilya se passionne pour la photo, Sania pour la musique et Micha pour la poésie. Le vent de liberté du dégel khrouchtchévien retombe bien vite pour laisser la place aux vieilles habitudes paranoïaques. Devenus étudiants puis adultes, les trois amis, tout en poursuivant leurs activités professionnelles, s'engagent dans la défense des minorités, la diffusion de samizdat, dans ce qu'on appellera bientôt la dissidence.
"La plus haute reconnaissance, ce n'était pas le prix Nobel, mais le bruissement de ces feuillets recopiés à la machine et à la main, avec des fautes et des coquilles, presqu'illisibles : Tsvétaïeva, Akhmatova, Mandelstam, Pasternak, Soljénitsyne et, pour finir, Brodsky."
Des appartements communautaires aux datchas douillettes, nous suivons une multitude de personnages d'origines diverses, petit peuple, descendants de familles princières, dissidents en partance ou de retour des camps, candidats à l'exil, petits ou hauts fonctionnaires passant souvent d'un statut de privilégiés à celui de parias, rarement l'inverse.
"La vie soviétique a vraiment quelque chose d'étonnant à moins que ce soit russe, ça... On ne peut jamais savoir d'où viendra la trahison et d'où viendra l'aide. Les rôles peuvent être intervertis en un clin d'oeil. Pas vrai ? "
Sous l'omniprésence du KGB, tout ce monde se côtoie, partageant souvenirs, combines, espoirs, convictions et désillusions dans une effervescence non dénuée d'humour et d'ironie. Et si leurs trajectoires éloignent parfois les trois amis, elles convergent toujours quand l'un a besoin des deux autres.
"Le thé et la vodka coulaient à flots, les vapeurs des discussions politiques s'accumulaient dans les cuisines au point que l'humidité remontait le long des murs jusqu'aux micros cachés dans les plafonds."
"Vous avez une façon de vivre plutôt antisoviétique ! fit-il observer avec étonnement. - Non, Boris, a-soviétique ! répondit Nicolaï Mikhaïlovitch en souriant."
En digne héritière de ses pairs, l'auteure nous offre une véritable fresque "à la Russe", un tourbillon de patronymes, surnoms et diminutifs, d'amours, d'amitiés, de trahisons, de revirements etc... Un patchwork tendre et tragique de petites histoires de vie dans la grande Histoire sans forcément de suite chronologique (ce qui est, au début, un peu déroutant). De beaux portraits d'hommes et de femmes, en lutte contre le pouvoir mais aussi contre eux-mêmes. Une chose est sûre, ils sont tous habités par un attachement viscéral à leur culture et à leur pays trop souvent malmené.
" (...) la mystérieuse âme slave, tendre et virile, irrationnelle et passionnée, agrémentée d'une note de folie sublime et d'une cruauté capable de tous les sacrifices."
En s'appuyant sur sa propre expérience et mêlant habilement réalité et fiction, Ludmila Oulitskaïa signe un authentique témoignage sur la dissidence mais surtout un bel hommage à toute une génération d'anonymes qui ont permis à d'autres de devenir des noms célèbres. Et puis, comme le dit si bien Victor Iouliévitch : " La littérature est la seule chose qui aide l'homme à survivre et à se réconcilier avec son temps ! " .
Alors restons vivants et continuons à lire !
C'était ma participation à Un hiver en Russie et au Défi littéraire 2018 proposé par Madame lit
Le chapiteau vert Ludmila Oulitskaïa (traduit du russe par S. Benech) Éditions Folio Gallimard