O PA !
Automne 1936, Markos Vamvakaris sort de la prison de Singrou après six mois passés à l'ombre; on le prévient qu'à l'extérieur, la vie a bien changé. Depuis le 4 Août, le premier ministre et général Métaxas a instauré la loi martiale et se promet de nettoyer le pays de toute forme de décadence. Outre les communistes, parmi les boucs-émissaires se trouvent en bonne place les Rebétes, ces marginaux asociaux proche du Milieu, libertaires avant l'heure et insoumis, qui depuis la fin du XIXe siècle passent leur temps à tirer sur le narghilé dans les Tékes (fumeries clandestines) tout en improvisant des chants sur des airs de violon et de oud. En 1922, les Rebétes sont rejoints par de nombreux Grecs d'Asie Mineure, contraints de quitter la Turquie où ils résidaient depuis plusieurs générations. Installés dans les bidonvilles aux abords des grandes villes, ils viennent grossir le sous-prolétariat déjà existant et vivant d'expédients condamnables. Ces mangkes apportent avec eux leur orientalité et introduisent le bouzouki (sorte de mandoline), le baglama (version miniature facilement dissimulable en prison), la guitare. Les chansons sont souvent des chroniques de la vie du Téke, elles vantent la camaraderie et les frasques des uns et des autres, l'îvresse du haschich ou de l'alcool qui font oublier les amours déçues, la mort, la misère des bas-fonds ou la liberté confisquée, et bien sûr l'exil.
Nulle surprise donc à ce que les Rebétes deviennent la bête noire de Métaxas qui tente alors de tourner le pays vers l'Occident. Les instruments de musiques traditionnels sont brisés (d'où aussi le baglama qui se dissimule sous la veste facilement), la possession de narghilés est interdite, la consommation de haschich fortement réprimée et les Tékes sont fermés. La censure aidant, le Rebétiko est épuré de toute sa composante subversive.
"Je me suis adapté à tout. Ils nous ont adoptés. Maintenant, chaque nuit, je remâche nos mots à ces âmes bien nées qui aiment sentir par procuration le piment que nous, les Rébètes, on avalait par poignées. Nos brûlures étaient bien réelles. Il n'en reste qu'une écume, une mélancolie, des assiettes cassées... Nous étions des petits poulpes des bas-fonds. A la bile bien noire. Ils ne pouvaient pas nous aimer quand nous étions vivants, dans nos eaux sombres. Une fois sortis de notre jus, nous sommes devenus comestibles." (extrait de la fin, propos d'un des personnages vieillissant qui se souvient de cette époque alors qu'il joue et chante dans une taverne d'Athènes)
David Prudhomme retrace l'apogée du Rebétiko, chant des prisons et des fumeries, devenu cette composante culturelle grecque incontournable. On la retrouvera plus tard, bien dénaturée hélas, dans les tavernes touristiques d'Athènes. Dans les années 80, il restait encore de ces petits bouges en sous-sol où l'on buvait et mangeait à même le tonneau tandis qu'un vieil homme éméché écrivait des poèmes sur des serviettes en papier graisseuses alors qu'un autre, casquette de marin baissée sur le front pour dissimuler un oeil mort, dansait un zeybékiko pour lui seul au son des O PA ! en attendant un troisième laron parti récupérer à l'extérieur un minuscule flacon d'huile de cannabis planqué dans les pierres descellées du mur d'une ruelle. C'était après la dictature des colonels et avant l'Europe. En reste-t-il encore ? Je l'espère...
Zeybékiko
danse d'homme, individuelle, lente, solennelle
qui exprime la bravoure, la diginité et le contrôle intérieur.
Quoi qu'il en soit, moi qui ne lis jamais de BD, j'ai adoré celle-ci. On y retrouve les grands noms du Rebétiko qui ont inspiré l'auteur. Il s'en échappe toute une ambiance rebelle et insouciante, presqu'adolescente, qui rend ces mauvais garçons très sympathiques... Le graphisme à prédominance couleur tabac restitue bien l'aspect sombre et clandestin des Tékes, mais on ne rechigne pas aux quelques échappées ensoleillées à l'ombre des figuiers. Le style est plutôt réaliste et m'a rappelé le film Rebétiko de Kostas Ferris dont voici un extrait. J'ai choisi cette séquence pour la très belle chanson, au rythme lanscinant et envôutant, interprétée par la femme " Καίγομαι, καίγομαι "qui vous parlera peut-être peu mais touchera sans doute celles et ceux qui connaissent la Grèce. C'est aussi une façon de ne pas oublier les Rebétisses, ces femmes d'avant garde qui tentaient d'assumer une liberté des plus difficiles à conquérir dans cette société machiste et très religieuse. Une des plus célèbres fut Roza Eskenazy.
Premier ouvrage lu dans le cadre de
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Rébétiko (La mauvaise herbe) David Prudhomme Editions Futuropolis