L'art de faire la queue
S'il y a une image qui symbolise l'Union Soviétique c'est bien celle des longues files d'attente devant les magasins.
Attente érigée en art car il fallait faire preuve, outre de patience, d'ingénuosité. Les gens s'organisaient, se relayaient, se gardaient mutuellement leur place, l'échangeaient, tout cela pour d'hypothétiques denrées ou produits car, bien souvent, on ne savait pas vraiment pour quoi on faisait la queue. C'était un réflexe de se glisser à la suite des autres et de s'enquérir ensuite de ce qui se vendrait peut-être.
Comme tout système, la file d'attente avait une vie. Autour s'organisait un microcosme, qui proposait du thé l'hiver ou des glaces l'été, quelques gâteaux, qui louait des pliants; certains lisaient, d'autres jouaient, des amitiés se nouaient, les rumeurs circulaient, les discussions allaient bon train, les engueulades aussi... et la milice veillait.
C'est ainsi qu'Anna et Sergueï apprennent qu'un célèbre compositeur dissident est invité à donner un concert exceptionnel dans ce pays qu'il a quitté cinquante ans plus tôt. Trois cents places sont mises en vente, un seul billet par personne sera accordé. Pendant une année entière la vie de ce couple va tourner autour de l'attente de cette mise en vente mille fois reportée. Mais chacun a de bonnes raisons d'obtenir ce fameux ticket.
Sergueï, fonctionnaire musicien frustré, s'estime de droit seul digne d'assister à cet événement. Pour sa part, Anna pense offrir la place à sa mère, vieille femme muette qui vit chez le couple. Ancienne danseuse des célèbres ballets russes, elle a connu la gloire, la vie à l'Ouest, l'amour. Tout fut ballayé par la Révolution, elle renonça à ses rêves et s'enferma dans un silence quasi total.
De son côté Alexandre, le fils adolescent, relaie ses parents dans la file d'attente avant de trouver quelques avantages aux rencontres insolites qu'il y fait, lui ouvrant d'autres horizons que le lycée et l'université...
Inspiré d'un fait réel, en 1962 Stravinsky fut invité par Khrouchtev a donné plusieurs concerts en URSS après quarante-huit années passées hors du sol natal, ce roman est l'occasion de remouer avec Olga Grushin que j'ai découverte avec La vie rêvée de Soukhanov. Délaissant le monde des apparatchiks pour celui des petits fonctionnaires du peuple, on retrouve une trame assez similaire à celle de son premier roman, à savoir un homme glissant inéxorablement vers le changement au détour d'un événement presqu'anodin, la peinture passant ici le relai à la musiquee.
Cette petite déception mise à part, l'histoire n'en est pas moins originale, puisqu'elle plonge le lecteur dans le quotidien d'une famille soviétique dont l'obtention du billet de concert vire à l'obsession au point de leur faire perdre tout bon sens, à moins qu'ils ne se révèlent à eux-mêmes... Entre mille et une astuces dont font preuve les habitants pour vivre malgré rationnement et tracasseries administratives, on entre dans l'intimité des appartements exigus et vétustes où s'entassent plusieurs générations, chacun dissimulant ses souvenirs du temps d'avant ou ses rêves d'un hypothétique ailleurs. Solitude et incommunicabilité au sein de la famille côtoient allégrement les relations qui s'instaurent autour du kiosque, véritable phare de ce roman, où se retrouvent des personnages portés par leur amour de la musique et où tout un chacun s'échaffaude un espace d'espoir.
Même si l'effet de surprise n'est pas aussi jouissif que la première fois, j'ai poursuivi avec plaisir ma découverte de l'univers littéraire d'Olga Grushin placé indéniablement sous le signe des arts et du rêve. En définitive, tout ce qui sauve les hommes...
"Allant et venant au travers de son sommeil, comme une aiguille d'argent racommodant vivement le tissu de l'obscurité, la voix cousait les heures ensemble, unissant d'une couture invisible ses histoires à ses propres rêves, ses propres pensées, de sorte qu'il se réveillait souvent la tête envahie d'un flot bourdonnant de visions, en se demandant s'il les avait bien toutes conçues lui-même - sirènes sirotant des boissons mousseuses dans de délicates petites tasses à des terrasses de cafés, cachant leur queue sous des jupes plissées à la coupe complexe; chansons extraites à l'aide d'une cuiller spéciale, incurvée, des spires rosées de coquillages vendus dans des marchés dissimulés au fond des ruelles; poissons rouges languides progressant dans des membres de mannequins de verre aux vitrines luxueuses de quelque grande ville - cette ville lointaine, fantastique, fantasmagorique que la voix hantait toujours, quand elle s'infiltrait dans ses nuits par les fissures les plus infimes."
que je remercie pour ce partenariat.
Le Kiosque Olga Grushin Editions Rivages