Cinémascope
1980 a marqué un tournant dans l'histoire de la Yougoslavie.
Pour le narrateur, cela a eu lieu à l'Uranie, salle de cinéma de Kraliévo, une petite ville de Serbie. Pour lui comme pour les autres spectateurs, il y aura un avant et un après cet après-midi de Mai.
"Il s'est fait un grand, un total silence. Celui qu'on appelle un silence de mort. De tous les sons il est seulement resté le murmure des écaillures qui se détachaient du ciel de la salle... Un peu plus tôt, sous un certain angle, on pouvait voir dans le faisceau lumineux du projecteur tomber d'en haut, du Soleil et de la Lune stylisés, des planètes et des constellations, une impalpable poussière laiteuse, plus blanches et plus légère que la plus fine poudre de riz... Cette bruine devait certainement continuer de tomber, persistante, fantomatique, même une fois la projection interrompue... Comme si elle cherchait à tout couvrir, à dissimuler toute trace, à adoucir les rides autour des yeux et des lèvres, à gommer nos visages."
Projet ambitieux construit et inauguré en 1932 par le futé et original Laza Iovanovitch, l'hôtel Yougoslavie sera revendu en 1939, la salle de bal et de spectacle étant alors transformée en cinéma, cinéma qu'on nationalisera après la guerre. L'histoire du bâtiment suivra celle du pays et des hommes.
Balayant du pinceau de son projecteur littéraire les rangées de la salle en ce dimanche de Mai 1980, le narrateur nous dresse une galerie de portraits des habitants de Kraliévo pris dans les changements perpétuels de cette mosaïque balkanique qu'un homme réussira pourtant à unifier pour un temps. La construction particulière du roman sert à merveille ces personnages loufoques, attachants, souvent déboussolés, mais réussissant malgré tout à s'adapter car ils n'ont guère d'autres choix, à l'image du vieux Simonovitch, ouvreur de son état et mémoire de l'Uranie, ou d'Ibrahim, propriétaire de la pâtisserie Mille et une délices.
Comme une métaphore du passé et d'un futur annoncé, le plafond de la salle s'écaille, l'éclat des peintures de la fresque représentant l'Univers se ternit, le ciel s'effrite lentement mais sûrement sur la tête des spectateurs. Le ciel, le vrai, attendra les années 90 pour tomber définitivement sur la tête des hommes. A moins que ce soit l'inverse...
"Ibrahim n'a rien dit. Il s'est dominé. Le lendemain, il est parti avec Yasmina et sa femme. Sur la vitrine réfrigérante il avait laissé une note avec des indications détaillées : "Les millefeuilles sont frais, il vaut mieux manger d'abord les baklavas..."
Un petit roman très original qui tourbillonne dans tous les sens tel un film qu'on rembobine, qu'on laisse sur "pause" pour mieux le faire repartir en accéléré mais qui, malgré tout, se joue toujours des soubresauts de l'Histoire.
Sous un ciel qui s'écaille Goran Petrovic Editions Les Allusifs