Tiré par les cheveux...
Alors que la canicule règne sur la ville, l'inspecteur Lukastik se voit offrir une pause rafraîchissante sur le toît d'un immeuble viennois au bord d'une piscine où un macchabée fait trempette à demi déchiqueté par un requin. Chose pour le moins inconcevable quand on situe l'Autriche à sa place habituelle, à savoir au milieu de l'Europe, aucune mer à l'horizon...
Notre homme ne se laisse pas émouvoir pour si peu, adepte qu'il est de la philosophie de Wittgenstein - en gros "le fait est ce qui est complexe, l'état des choses est ce qui est simple", il suffit de déplacer son point de vue, ou son raisonnement, pour une perception différente de la réalité et des faits qu'elle donne à voir. Partant du point 6.5 de l'avant-dernier aphorisme du Tractatus logico philosophicus qui stipule qu' "il n'y a pas d'énigme. Wittgenstein fait préalablement remarquer que lorsqu'on ne parvient pas à formuler une réponse, c'est qu'on ne peut pas formuler la question. Il résulte que si une question peut-être posée, elle peut aussi recevoir une réponse." , c'est ce à quoi va s'employer Lukastik aidé en cela par son adjoint Peter Jordan, pour lequel il éprouve guère de sympathie, et par Erich Slatin devenu par hasard un spécialiste émérite de ces bestioles aux mâchoires démesurées. Un indice minuscule va les mener rapidement à l'identité de la victime et à son entourage. S'en suivra un curieux jeu de piste entre une galerie de suspects plutôt étranges pour une élucidation de la fameuse énigme que j'ai trouvé un peu tirée par les cheveux... Ce qui ne m'a pas empêché d'apprécier ce roman.
En effet, le charme du livre réside avant tout dans la bizarrerie des personnages et dans le style narratif truffé de métaphores plus originales et incroyables les unes que les autres. Lukastik est un flic comme on en a encore peu rencontré, plutôt antipathique de par son autosuffisance, ses petites manies parfois limites et ses ruminations contrephobiques, mais dont il émane cependant une sorte de flegme envoûtant. Quant au style, j'avoue m'être bien plus surprise à guetter les métaphores que l'avancement de l'enquête. Un auteur à suivre, assurément, dont il ne faut pas redouter l'érudition.
Quelques pépites :
"Chacun de ses mouvements trahissait une légère incertitude. Cet homme semblait marcher sur le fil de ses propres doutes - en vacillant, mais non sans habileté. Voilà en quoi consiste l'art du funambule : la perfection dans l'incertitude."
"Sa mémoire s'y refusait. Elle reposait dans son crâne, tel un animal à fourrure, chaud et repu."
"Évidemment, il existait une foule de voitures qui ne produisaient pas cet effet, qui pendaient comme des sacs avachis sur le corps de leurs propriétaires."
"Elle salua Lukastik avec un regard qui avait quelque chose d'une paire de ciseaux avançant par saccades dans du papier cartonné."
"(...) Lukastik, lequel, en dépit de l'antipathie que lui vouait Jordan, figurait en première place des numéros enregistrés. Un peu comme on installerait une belle-mère détestée au premier rang dans une compétition de sport automobile."
"Il s'appelait Karl Prunner, il ressemblait plus à un uniforme qu'à un homme."
Une intrigue et un flic viennois dont Yspaddaden vous parle ICI
Requins d'eau douce Heinrich Steinfest Editions Carnets Nord