Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le Souk de Moustafette
Le Souk de Moustafette
Derniers commentaires
Archives
30 avril 2007

EST-CE POSSIBLE ?

9782228898959Peut-on encore rêver sous un régime totalitaire ? 
Non pas fantasmer tout éveillé au jour de la libération et à la chute du tyran, non, rêver en dormant, tout simplement, librement.
Telle est la question que s'est posée l'auteur Charlotte Beradt (1901-1986).

Un mot sur l'auteur. Juive allemande communiste, elle émigre en Angleterre en 1939, puis aux Etats-Unis en 1940. Dans les années vingt, elle travaille dans une grande maison d'édition et fait alors la connaissance de nombreux écrivains. Parmi eux Heinrich Blücher, le futur mari d'Hannah Arendt, et Martin Heradt qui deviendra son mari. Les deux couples se lient d'amitié et se retrouveront en exil à New York.
En Allemagne, elle choisit de s'engager aux côtés des communistes, seule résistance face au régime hitlérien. Plus tard, elle reviendra sur son engagement, mais affirmera que " la terreur brune et la politique rouge furent les événements déterminants qui ont marqué ma vie". De 1933 à 1939, sans doute pour juguler sa peur face à ses propres rêves, elle décide de collecter les rêves de ses compatriotes. Elle en rassemblera plus de trois cents. Rêves de médecins, d'avocats, de commerçants, d'industriels, d'employés, d'ouvriers, de femmes au foyer etc... Au fur et à mesure, elle les rédige de façon déguisée et les envoie à l'étranger. Elle expliquera qu'elle cherchait à réunir du matériel d'information pour la presse en exil.
Ce travail prendra la forme d'un livre et sera publié pour la première fois en 1966.

Mais C. Beradt n'aborde pas cet ouvrage sous un angle purement psychanalytique, bien qu'elle ne soit pas opposée à cette discipline. Elle veut établir " un rapport entre le monde le plus intime des sujets et le monde politique, assumer qu'il puisse y avoir des rêves politiques inspirés chez eux non par les conflits de leur vie privée mais par ceux dans lesquels les a plongés l'espace public". Elle rejoint ainsi Hannah Arendt sur le versant psychique du totalitarisme et son intériorisation par les sujets un par un. Seront aussi écartés les rêves de violences physiques.

Alors, quelles sont les constantes retrouvées par l'auteur ?
* La mise au pas du sujet s'effectue par le biais de la honte en public, sous le regard inexpressif de l'entourage.
* L'omniprésence de la propagande sous forme de lois, décrets, haut-parleurs, banderoles, affiches qui s'insinuent jusque dans la vie nocturne. On retrouve aussi le monde cauchemardesque de la bureaucratie cher à Kafka, auquel s'ajoute l'absurdité poussée à l'extrême.
* La crainte de ne pas satisfaire aux critères de l'aryanité, avec des focalisations sur des détails physiques ou sanguins, mêmes chez les sujets les moins "suspects".
* Le passage de la suggestion à l'autosuggestion, de la censure à l'autocensure.
* Et chose surprenante, le déplacement de cette dernière dans le domaine privée et notamment sur de simples objets, susceptibles de dévoiler les pensées intimes de leurs propriétaires. C'est Big Brother avant l'heure dans l'imagination terrorisée des êtres sous emprise.
* Enfin vient l'incrédulité face à ce que le sujet observe et ressent. D'où l'utilisation, en un renversement en son contraire, de l'humour noir et du grotesque comme ultime lutte contre l'angoisse, la lâcheté, la peur.

Quelques exemples :
* Tel homme rêve qu'au moment où il s'apprête à lire un auteur réprouvé par le régime, bien tranquillement allongé sur son sofa, les murs de son appartement disparaissent.
" Effrayé, je regarde autour de moi : aussi loin que porte le regard, plus de murs aux appartements. J'entends un haut-parleur hurler : conformément au décret sur la suppression des murs du 17 de ce mois ..."
* Telle femme se voit dénoncer par son poêle à bois dont la porte s'ouvre comme une bouche.
* Tel jeune homme rêve qu'il ne rêve plus que de formes géométriques parce qu'il est interdit de rêver, ou cet autre qui, par précaution, rêve qu'il rêve en russe, langue qu'il ne comprend ni ne parle.
* Tel autre, ancien militant, se parodie,
"je rêve que je m'installe solennellement à mon bureau après m'être enfin décidé à porter plainte contre la situation actuelle. Je glisse une feuille blanche, sans un mot dessus, dans une enveloppe et je suis fier d'avoir porté plainte, puis j'ai vraiment honte."
* Tel médecin, qui s'était juré de résister, rêve qu'il est renvoyé puis rappelé car lui seul est capable de soigner Hitler. Il en est fier et se réveille en larmes.

La dernière partie du livre se compose de deux textes récents (2002). L'un d'un historien allemand, qui démontre en quoi ce recueil est spécifiquement politique et trouve sa place dans le débat de la responsabilité pour les générations actuelles. L'autre d'un psychanalyste français, qui s'appuie sur les théories classiques du rêve et du traumatisme, afin d'éclairer le travail de l'auteur et le totalitarisme, d'un point de vue plus clinique.

J'ai trouvé dans cet ouvrage des résonances très actuelles, toute proportion gardée. Et c'est justement cela le problème, là nous sommes dans l'extrême, dans l'énorme. Mais quand les frontières de l'intimité des individus s'estompent sous l'emprise sectaire quelqu'elle soit, l'autoritarisme politique ou le matraquage médiatique, aveuglement et irrationnel ne sont pas loin. Quand les individus vivent dans un monde où tout est réglementé, anticipé, organisé, contrôlé, sécurisé, le terme individu n'a plus lieu d'être puisqu'un tel sujet n'a presque plus besoin de penser, il est "programmé", pire il s'auto-programme insidueusement. C'est exactement ce dont nous parle C. Beradt.
Pour conclure, je citerai ce dirigeant nazi qui déclarait "La seule personne qui soit encore un individu privé en Allemagne, c'est celui qui dort ", comme quoi il sous-estimait les possibilités du III ème Reich car comme le démontre C. Beradt " le rêve lui-même n'est plus un refuge. "
Alors résistons et pensons pendant que nous sommes bien réveillés ...

Rêver sous le III ème Reich     Charlotte Beradt     Editions Payot

 

rodin

Publicité
Publicité
Commentaires
M
Bonjour,<br /> <br /> L’intérêt que vous portez à Hannah Arendt me porte à vous indiquer l’étonnement qui est le mien à lire, avec la plus grande attention, « Les origines du totalitarisme ». Vous en trouverez la marque dans :<br /> <br /> http://crimesdestaline.canalblog.com<br /> <br /> Très cordialement à vous,<br /> <br /> Michel J. Cuny
Répondre
M
Merci Cathulu, bon repos à toi aussi !
Répondre
C
Voici les références: "Souffrance en France " de Christophe Dejours Le sueil 1998.Bon 1er mai Moustafette !
Répondre
M
@Gambadou,Musky,Nina,ce que j'ai trouvé aussi étonnant c'est que certains rêvaient de choses que Huxley inventa après dans Le meilleur des mondes.<br /> Et profitons effectivement encore des livres qui peuvent nous informer...
Répondre
N
Ca me glace tout ça et heureusement qu'il y a des livres pour continuer à nous alerter. Le livre que je viens de terminer parle aussi du nazisme,et nous montre que même si tout est programmé ça déraille aussi mais les conséquences sont pires.... je vais l'acheter pour ma bibliothèque et je le lirais aussi bien sur.
Répondre
Publicité

accueil refugiés

logo-madamealu

img_20171130_165406

logo-epg

Newsletter
Publicité